Chaque jeudi, nous revenons sur un évènement marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’UQAM.

Bordé par trois océans et allié de longue date des États-Unis, le Canada jouit depuis très longtemps d’une situation géopolitique extrêmement avantageuse.

Ainsi, dans les dernières décennies, le Canada a pu concentrer sa politique étrangère notamment sur la défense des valeurs libérales et des droits de la personne dans le monde, et ce, sans avoir à craindre significativement pour sa sécurité. Les critiques, dénonciations ou sanctions émises par Ottawa à l’encontre d’acteurs internationaux jugés perturbateurs ou malveillants étaient rarement suivies de conséquences directes pour la population canadienne.

Toutefois, la montée de la cyberconflictualité et de la violence numérique remet de plus en plus en question ce paradigme. Dans un cyberespace largement transnational et horizontal, actions et réactions se succèdent désormais à la vitesse du clic, d’un bout à l’autre du globe.

Pirates informatiques étatiques, cybercriminels ou groupes hacktivistes peuvent aujourd’hui faire fi des frontières et des distances pour nuire à toutes sortes d’entités et d’organisations, privées comme publiques. À coup de cyberattaques plus ou moins sophistiquées, de tels acteurs n’hésitent dorénavant plus à « punir » certains pays pour leurs prises de position, notamment en politique internationale.

La dernière année a montré que le Canada n’échappe pas à la montée des cybermenaces. En avril 2023, on apprenait qu’un groupe de pirates informatiques russe aurait tenté d’infiltrer les systèmes de gestion d’un gazoduc canadien, prétendument dans le but de causer un accident industriel. Baptisé Zarya, le groupe maintenait des contacts avec les services de renseignement russes et agissait en représailles à l’aide militaire canadienne à l’Ukraine.

En septembre, c’est un groupe de « hackers patriotiques » indiens qui prenait pour cible une dizaine de sites web canadiens (dont celui des Forces armées canadiennes), tentant d’en réduire l’accessibilité au moyen d’attaques par déni de service. Se faisant appeler Indian Cyber Force, le collectif entendait sanctionner les déclarations du gouvernement Trudeau, qui venait d’accuser l’État indien d’avoir commandité l’assassinat d’un militant sikh en sol canadien.

En août 2023, un blogueur canadien d’origine chinoise était pour sa part visé par une opération d’influence en ligne orchestrée à partir de la Chine. Faisant d’une pierre deux coups, la campagne consistait à calomnier différents élus canadiens à l’aide d’un hypertrucage (deepfake) usurpant l’identité du blogueur, lui-même connu pour ses critiques à l’encontre du Parti communiste chinois.

Ces actes ne représentent pas des cas isolés. Le répertoire des cyberincidents canadiens de l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand1, une base de données en libre accès entretenue par les auteurs de ce texte, a recensé – sans prétention à l’exhaustivité – 16 cyberincidents à caractère géopolitique ayant touché le Canada durant l’année 2023, pour un total de 114 depuis 2010.

Ces actions incluent en bonne partie des cyberattaques plus furtives visant notamment la collecte clandestine de renseignements, pratique largement répandue sur la scène internationale.

Néanmoins, d’autres attaques revêtent un caractère plus agressif et entendent bien souvent « livrer un message » au Canada, qu’il soit d’ordre géopolitique ou idéologique.

Ces cyberincidents, bien qu’ils occasionnent rarement des dégâts majeurs, cherchent à perturber le quotidien des Canadiennes et Canadiens et, plus encore, à susciter l’émoi et nourrir un sentiment d’insécurité, entre autres grâce à l’écho médiatique dont ils font l’objet. La logique, à terme, est d’exercer une pression sur les institutions canadiennes pour les amener à reconsidérer certaines de leurs positions – le plus souvent en matière de politique internationale.

Faisant évidemment écho à une actualité internationale extrêmement troublée, de Gaza à l’Ukraine en passant par le Yémen, cette dynamique implique généralement des acteurs numériques non ou semi-étatiques et vient ainsi compliquer la gestion et l’attribution de ces menaces.

D’une part, elle instaure une forme de diplomatie parallèle, dans laquelle une galaxie de petits acteurs s’immisce dans la politique interne d’autres pays. D’autre part, elle peut aussi nourrir une forme de « déni plausible » pour les États que ces cyberattaques veulent servir (telles la Russie, la Chine ou l’Inde), dont la responsabilité est alors difficilement démontrable, voire carrément escamotée.

Le Canada, en d’autres termes, doit dorénavant s’attendre à subir des réactions numériques plus fréquentes et parfois farouches lorsqu’il est amené à prendre position sur certains enjeux sensibles. Le risque, à terme, est évidemment que le Canada en vienne à préférer rester discret ou circonspect sur un nombre croissant de questions internationales afin de s’éviter les foudres d’acteurs cybermalveillants.

Or, c’est précisément le but de ce genre de manœuvres : faire peur pour faire taire. Si le Canada souhaite à l’avenir continuer à défendre certaines valeurs et à faire valoir ses vues face à des puissances comme la Chine, la Russie et l’Inde, il devra donc se doter des meilleurs outils pour se prémunir contre les cyberreprésailles que lui valent d’ores et déjà de telles positions.

QOSHE - Pour le Canada, un cyberespace de représailles - Danny Gagné
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Pour le Canada, un cyberespace de représailles

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10.05.2024

Chaque jeudi, nous revenons sur un évènement marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’UQAM.

Bordé par trois océans et allié de longue date des États-Unis, le Canada jouit depuis très longtemps d’une situation géopolitique extrêmement avantageuse.

Ainsi, dans les dernières décennies, le Canada a pu concentrer sa politique étrangère notamment sur la défense des valeurs libérales et des droits de la personne dans le monde, et ce, sans avoir à craindre significativement pour sa sécurité. Les critiques, dénonciations ou sanctions émises par Ottawa à l’encontre d’acteurs internationaux jugés perturbateurs ou malveillants étaient rarement suivies de conséquences directes pour la population canadienne.

Toutefois, la montée de la cyberconflictualité et de la violence numérique remet de plus en plus en question ce paradigme. Dans un cyberespace largement transnational et horizontal, actions et réactions se succèdent désormais à la vitesse du clic, d’un bout à l’autre du globe.

Pirates informatiques étatiques, cybercriminels ou groupes hacktivistes peuvent aujourd’hui faire fi des frontières et des distances pour nuire à toutes sortes d’entités et d’organisations, privées comme publiques. À coup de cyberattaques plus ou moins........

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