« Vous savez ce qui les arrête ? En tuer quelques-uns. » Nous sommes en septembre 1971. Le président Nixon discute avec son chef de cabinet, Bob Haldeman, de la répression du soulèvement au centre correctionnel d’Attica, à New York. Depuis les événements de 1968 et la campagne électorale présidentielle raciste de George Wallace, « la loi et l’ordre » est devenue le credo décomplexé du Parti républicain. D’ailleurs, Nixon poursuit : « Vous vous souvenez de Kent State ? Ça a eu un sacré effet, l’affaire Kent State ! »

Kent, Ohio. Cette petite ville de 27 000 habitants, dont la population double lorsque les étudiants arrivent dans le campus, aurait pu être sans histoire. Mais elle est traversée par une plaie béante qui refuse de cicatriser. Il n’est pas possible d’entrer dans le campus de l’Université d’État de Kent sans trébucher sur son passé et accomplir un pèlerinage mémoriel au pied de la gigantesque sculpture d’acier signée Don Drumm, percée d’un trou dessiné par une balle. Le monument est fait de quatre blocs de granite. Et les quatre courts poteaux au pied de la colline sont surmontés des petites pierres déposées par les visiteurs. Quatre marqueurs pour rappeler les étudiants tombés le 4 mai 1970 sous les tirs de la garde nationale de l’État de l’Ohio, alors qu’ils manifestaient.

La commission Scranton, chargée d’enquêter sur les événements, conclura que « même si les gardes faisaient face à un danger, il n’était pas tel qu’il appelait à une force mortelle. […] Cette tragédie doit marquer la dernière fois que des fusils chargés sont remis à des gardes confrontés à des manifestants étudiants ». Ce rapport, disponible en ligne, offre un mode d’emploi d’une acuité qui justifierait aujourd’hui sa lecture par les chefs de police, décideurs politiques et autres présidents d’université.

De toute évidence, en 2024, tel n’est pas le cas.

Pour le professeur Robert Cohen, historien de l’activisme étudiant, ce qui est inédit au XXIe siècle est qu’une contestation de cette ampleur trouve son point de départ dans les campus universitaires : de l’opposition à la guerre en Irak, au tracé des pipelines ou du mur frontalier, les mouvements Occupy Wall Street et Black Lives Matter, les manifestations de femmes se sont plutôt tenus, pour l’essentiel, dans les rues. À travers le monde, les unes ont affiché les images et remis en question la violence de la répression policière dans les campus à Austin, à La Nouvelle-Orléans, à Atlanta, à Boston, à Los Angeles, à Edwardsville ou, près d’ici, à Dartmouth au New Hampshire. De fait, si le nombre de manifestations étudiantes a triplé au cours du mois dernier, le nombre d’interventions policières, explique l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), a quadruplé dans le même temps.

Or, depuis la présidence de Bill Clinton, le programme 1033 permet aux services de police de bénéficier de transferts de matériel militaire dont se départ le Pentagone. On y trouve de véritables armes de guerre : des véhicules blindés antimines, des lance-grenades, des fusils d’assaut M-16, qui équipent désormais les corps policiers, y compris les polices universitaires. Plusieurs études — comme celle publiée en 2023 dans le Journal of Conflict Resolution, sous la plume des professeurs Stavro et Welch — confirment le lien entre équipements policiers et violence exacerbée. Une patrouille en véhicule blindé et lourdement armée risque moins de faire de l’intervention policière de proximité.

La dangerosité de l’emploi de ces armes en contexte civil est telle que durant la répression policière à Ferguson, le gouvernement Obama a restreint l’application du programme 1033 — une disposition sur laquelle est revenu le gouvernement Trump en 2017.

Mais il y a plus. Le US Protest Law Tracker recense les lois antimanifestations. En sept ans, 297 projets de loi restreignant et contrôlant l’exercice du droit de manifester ont été déposés dans 45 États : 43 ont été adoptés, 28 sont en voie de l’être. Le Centre international pour le droit des organisations à but non lucratif analyse la prolifération de lois antiémeutes, particulièrement notable depuis 2017, alors même que, comme le montrent les professeurs Jeremy Pressman et Erica Chenoweth à travers leur Crowd Counting Consortium, les mouvements de contestation récents sont très majoritairement pacifiques.

Ce qui inquiète est le vocabulaire utilisé dans ces textes, vague au point de ne définir précisément ni le délit ni la conduite sanctionnable, évasif au point de pouvoir assimiler toute manifestation pacifique à une émeute. Par exemple, dans plusieurs États, bloquer une rue ou un trottoir sans autorisation peut désormais mener à la prison (une année au Tennessee). De multiples lois relatives aux infrastructures critiques, qui comprennent jusqu’aux poteaux téléphoniques, sanctionnent des délits de manifestation « à proximité des lieux » et établissent des délits de « conspiration ». Dans le même temps, des lois comme celles votées en Oklahoma absolvent un conducteur qui foncerait sur des manifestants si, comme en Floride, la victime a « vraisemblablement participé » à une « émeute ».

Cette situation a donc des implications qui vont au-delà de l’objet des manifestations actuelles, peu importe où l’on se tient dans cette équation complexe. Parce que la répression violente appelle l’escalade — c’est documenté. Parce que l’escalade est instrumentalisée par les partisans de la loi et l’ordre qui visent une catégorie précise de manifestants (on a finalement peu entendu parler de la croissance des rassemblements et manifestations néonazis, suprémacistes, ouvertement antisémites au cours de la dernière année). Parce que l’arsenal juridique actuel, épars, pourrait être mobilisé derrière une idéologie unique.

Parce que cette dérive fait l’affaire de nombre d’acteurs à travers le monde, qui, comme l’explique Anne Applebaum dans The Atlantic, de la Chine à la Russie, font lit commun avec les MAGA (Make America Great Again) pour discréditer la démocratie libérale. Car l’érosion de la démocratie américaine représente un moyen d’affaiblir la dissidence chez eux et de renforcer leur positionnement géopolitique à l’international. Ce n’est pas un hasard si l’Iran a fait jouer en boucle les images de la répression policière dans les campus américains dans ses médias. D’une pierre deux coups, la dissidence n’a plus de modèle. Et le modèle a perdu son gouvernail.

Professeure en études internationales au CMR-Saint Jean et essayiste, Élisabeth Vallet est directrice de l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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La loi et l’ordre, le retour

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10.05.2024

« Vous savez ce qui les arrête ? En tuer quelques-uns. » Nous sommes en septembre 1971. Le président Nixon discute avec son chef de cabinet, Bob Haldeman, de la répression du soulèvement au centre correctionnel d’Attica, à New York. Depuis les événements de 1968 et la campagne électorale présidentielle raciste de George Wallace, « la loi et l’ordre » est devenue le credo décomplexé du Parti républicain. D’ailleurs, Nixon poursuit : « Vous vous souvenez de Kent State ? Ça a eu un sacré effet, l’affaire Kent State ! »

Kent, Ohio. Cette petite ville de 27 000 habitants, dont la population double lorsque les étudiants arrivent dans le campus, aurait pu être sans histoire. Mais elle est traversée par une plaie béante qui refuse de cicatriser. Il n’est pas possible d’entrer dans le campus de l’Université d’État de Kent sans trébucher sur son passé et accomplir un pèlerinage mémoriel au pied de la gigantesque sculpture d’acier signée Don Drumm, percée d’un trou dessiné par une balle. Le monument est fait de quatre blocs de granite. Et les quatre courts poteaux au pied de la colline sont surmontés des petites pierres déposées par les visiteurs. Quatre marqueurs pour rappeler les étudiants tombés le 4 mai 1970 sous les tirs de la garde nationale de l’État de l’Ohio, alors qu’ils manifestaient.

La commission Scranton, chargée d’enquêter sur les événements, conclura que « même si les gardes faisaient face à un danger, il n’était pas tel qu’il appelait à une force mortelle. […] Cette tragédie doit marquer la dernière fois que des fusils chargés sont remis à des gardes confrontés à des manifestants étudiants ». Ce rapport, disponible en ligne, offre un mode d’emploi d’une acuité qui........

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