J’habite en Outaouais, à la frontière québéco-ontarienne, où j’enseigne le français langue seconde aux fonctionnaires fédéraux. Chaque année, le gouvernement fédéral investit des sommes considérables pour offrir à ses employés des formations linguistiques en français. Si certains font de réels efforts pour apprendre la langue de Vigneault et réussissent leurs examens du premier coup, de nombreux autres ne prennent pas les exigences de bilinguisme au sérieux et ne réussissent qu’après de nombreuses tentatives, malgré des évaluations de moins en moins difficiles.

Dans tous les cas, le principal obstacle que les fonctionnaires fédéraux rencontrent quand ils essaient d’apprendre le français, de maintenir ou de retrouver leur niveau perdu est le suivant : presque tout, dans la fonction publique fédérale, se passerait en anglais, même à Gatineau, en territoire québécois, où sont situés de nombreux édifices gouvernementaux canadiens. En d’autres mots, une fois le niveau linguistique minimal pour obtenir une promotion obtenu, sur le papier, pour la forme, la langue de Molière est perçue par nombre d’employés comme étant inutile.

Un autre obstacle évoqué est l’attitude de certains fonctionnaires francophones eux-mêmes envers la politique de bilinguisme. Mes étudiants me disent souvent : « J’aimerais pouvoir pratiquer mon français au bureau, mais, lorsque j’aborde mes collègues francophones dans leur langue, voyant mes difficultés ou mon manque de confiance, ceux-ci me répondent presque toujours en anglais, sans doute pour aller plus vite, pour être plus efficace. » Peut-être aussi à cause d’un complexe d’infériorité plus ou moins conscient, serait-on tenté d’ajouter.

Certaines anecdotes sont révélatrices à cet égard. Un jour, tandis que je marchais dans les bureaux d’Affaires mondiales Canada à Gatineau avec une étudiante allophone qui possédait un niveau intermédiaire-avancé en français, qui était sa troisième langue, quelle ne fut pas ma surprise en voyant son gestionnaire francophone l’aborder en lui lançant : « Hey ! How is the French training ? »

Si le français n’est pas perçu comme utile et valorisant pour les fonctionnaires fédéraux, même francophones, pourquoi se donneraient-ils la peine de le parler au bureau ?

Mis à part les réunions d’équipe plus ou moins bilingues où le gestionnaire se contentera de saupoudrer un peu de français ici et là, il semble que le français des institutions fédérales soit la plupart du temps réduit aux conversations informelles entre francophones à la cafétéria ou autour de la machine à café, situations de plus en plus rares avec la généralisation du télétravail.

Il faudra bien un jour regarder cette réalité en face : oui, le bilinguisme existe jusqu’à un certain point dans la fonction publique fédérale, et tant que le Québec fera partie du Canada, il faudra l’exiger, mais il reste trop souvent marginal, superficiel et se pratique souvent à sens unique, du français vers l’anglais.

Si le gouvernement fédéral est le moteur économique de la région Ottawa-Gatineau, on ne réalise pas à quel point il peut être aussi, dans les faits, une gigantesque machine à angliciser pour l’Outaouais et l’Ontario français.

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Le gouvernement fédéral, cette gigantesque machine à angliciser

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10.05.2024

J’habite en Outaouais, à la frontière québéco-ontarienne, où j’enseigne le français langue seconde aux fonctionnaires fédéraux. Chaque année, le gouvernement fédéral investit des sommes considérables pour offrir à ses employés des formations linguistiques en français. Si certains font de réels efforts pour apprendre la langue de Vigneault et réussissent leurs examens du premier coup, de nombreux autres ne prennent pas les exigences de bilinguisme au sérieux et ne réussissent qu’après de nombreuses tentatives, malgré des évaluations de moins en moins difficiles.

Dans tous les cas, le principal obstacle que les fonctionnaires fédéraux rencontrent quand ils essaient d’apprendre le français, de maintenir ou de retrouver leur niveau perdu est le suivant : presque tout, dans la fonction publique fédérale, se passerait en anglais, même à Gatineau, en territoire québécois, où sont situés de nombreux........

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