Beaucoup, notamment ses biographes, Roy Harrod et Robert Skidelsky, ont pu présenter John Maynard Keynes comme un libéral, certes, mais un libéral progressiste. Cette étiquette est loin de faire l’unanimité.

A droite, Keynes a été régulièrement présenté comme un socialiste. Aux yeux de l’école autrichienne et des néolibéraux, le keynésianisme implique un essor de l’Etat non seulement dommageable au libre fonctionnement du marché, donc selon eux source d’inefficacités économiques, mais aussi annonciateur d’un système totalitaire, que ce soit via le socialisme, le communisme ou le fascisme : il engagerait la société sur « la route vers la servitude ».

A gauche, beaucoup ont pu voir Keynes comme un conservateur. Certes, il reconnaissait les limites du marché, la fragilité inhérente du capitalisme - son magnum opus, la Théorie générale, expliquait pourquoi une économie de marché était susceptible de se retrouver piégée dans une dépression -, mais il ne recommandait pas d’abandonner le capitalisme pour un autre système, simplement de le réformer. L’intervention de l’Etat, à travers la politique budgétaire, semblait apparaître à la fois nécessaire et suffisante pour amortir les fluctuations de l’activité, maintenir l’économie au plus proche du plein emploi et ainsi assurer la soutenabilité du capitalisme. Aux yeux de certains, Keynes aurait même précisément écrit la Théorie générale pour empêcher que le capitalisme ne soit remis en cause par la montée du socialisme et du communisme. N’a-t-il pas lui-même dit : « la guerre des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie éduquée » [Keynes, 1925b] ?

Rod O’Donnell (1999) a listé plusieurs raisons (citées par Vernengo [2023]) amenant à penser que Keynes n’était pas socialiste : ses travaux ne sont pas d’obédience marxistes ; les classes n’apparaissent pas dans son analyse, il n’a pas donné d’importance à la lutte des classes dans la répartition et dans les conflits sociaux ; il rejetait l’usage de moyens révolutions pour la conquête du pouvoir ; il était contre la planification de type soviétique et le contrôle étatique des moyens de production ; il n’avait pas de critères clairs en matière de justice sociale.

Et pourtant, Rod O’Donnell et, plus récemment, James Crotty (2019), tous deux postkeynésiens, donc plutôt marqué à gauche, ont développé l’idée que Keynes pouvait bien être qualifié de socialiste. En l’occurrence, selon Crotty, l’objectif de Keynes n’était pas de sauvegarder le capitalisme britannique, mais de le remplacer par le socialisme libéral.

Discutant de la thèse d’O’Donnell et de Crotty, Matías Vernengo (2023) a essayé de clarifier le positionnement politique de Keynes à la lumière des ses travaux en science économique. Il rappelle que Keynes a été formé à Cambridge, dans la tradition néoclassique, l’une des branches du marginalisme, et plus exactement dans la pensée néoclassique d’Alfred Marshall et d’Arthur Cecil Pigou. On lui a appris que le libre fonctionnement des marchés conduisait à une situation optimale, notamment en amenant les facteurs à être rémunérés à la hauteur de la productivité et en entraînant une allocation optimale des ressources ; c’est notamment pour cette raison qu’il n’a guère abordé la question de la répartition et qu’il n’a jamais considéré l’idée que celle-ci puisse résulté d’un conflit de classes, contrairement à ce que feront les postkeynésiens, notamment Joan Robinson.

Cela dit, la pensée néoclassique qui était alors en vigueur à Cambridge ne déniait pas l’existence de défaillances de marché, si bien qu’elle n’excluait pas une certaine intervention de l’Etat en vue de réduire celles-ci. Les économistes de Cambridge, en particulier Pigou, avaient précisément pour programme de recherche de développer le concept de défaillance de marché. Ainsi, à leurs yeux, on ne pouvait adopter en toute circonstance le laisser-faire.

Vernengo rejoint Crotty en estimant que la crise que connut l’économie britannique durant tout l’entre-deux-guerres, marquée par le chômage, a joué un rôle clé sur la pensée de Keynes, en lui montrant notamment que le capitalisme avait muté et que le laisser-faire de l’époque victorienne n’avait plus sa place dans la nouvelle ère qui s’ouvrait. Cela a amené Keynes à abandonner les principes du laisser-faire qu’il a pu soutenir lors de sa jeunesse et à penser que de nouvelles institutions et de nouvelles politiques étaient nécessaires pour réguler l’économie.

Notamment à travers la rédaction de plusieurs pamphlets, Keynes a activement participé aux débats autour de la politique publique au cours des années 1920, dans la volonté d’éclairer et de résoudre les problèmes que rencontrait alors l’économie britannique. Keynes (1925a) s’est notamment attaqué à l’idée d’un retour à l’Etalon-or avec la même parité qu’avant-guerre, soupçonnant que cela freinerait la reprise et alimenterait le chômage. En 1926, lors de la grève générale des mineurs, il s’opposa à la baisse des salaires comme mécanisme d’ajustement. En 1929, il appela à un programme de travaux publics, en développant notamment l’idée que ces dépenses généreraient une hausse du revenu et donc de l’épargne [Henderson et Keynes, 1929], une idée qui sera plus tard reprise par Kahn lorsqu’il modélisera le multiplicateur.

Ainsi, entre la fin de la Première Guerre et la veille de la Grande Dépression, on peut noter des changements dans les positions politiques de Keynes. Son analyse théorique a aussi changé au cours de la période, à mesure qu’il voyait les limitations du marginalisme, mais celle-ci resta malgré tout dans le droit-fil de la pensée néoclassique qui dominait alors à Cambridge. Par exemple, avec son Traité sur la monnaie, où il cherche notamment à expliquer le déclenchement des récessions, Keynes (1930) s’est certes davantage écarté de la théorie quantitativiste de la monnaie pour se rapprocher de la théorie du taux d’intérêt naturel de Wicksell (1), mais il n’avait pas abandonné la loi de Say. La Grande Dépression a bien eu un impact énorme sur son cadre analytique, mais pas immédiatement.

C’est quelque part entre les premiers brouillons de la Théorie générale en 1932 et la publication d’un pamphlet en 1933 que Vernengo situe la révolution analytique chez Keynes. Avec l’idée de demande effective qu’il commença alors à développer, il montre qu’à long terme, lorsque les prix et salaires sont pleinement flexibles, l’économie ne tend pas vers le plein emploi : le chômage n’est plus un déséquilibre de court terme résultant d’une certaine imperfection, mais une situation normale à long terme. Ce n’était plus l’idée qu’il pouvait y avoir des défaillances de marché et que celles-ci justifiaient l’intervention de l’Etat en vue de les corriger ; Keynes était arrivé à l’idée que le fonctionnement normal des marchés ne conduisait pas à une situation optimale (2).

En définitive, Vernengo estime que le changement de positionnement politique chez Keynes est antérieur à la modification de son cadre analytique. Et c’est ce changement de point de vue politique qui l’a amené à chercher à changer son cadre analytique, car celui qu’il avait hérité du marginalisme ne lui permettait pas de justifier les politiques économiques qui lui paraissaient appropriées. Si la Théorie générale a été révolutionnaire sur le plan de l’analyse théorique, elle ne l’a pas été en matière de recommandations politiques. D’ailleurs, Keynes n’a guère évoqué les problèmes pratiques dans ce livre et n’y aborde finalement que très peu la question de politique budgétaire.

Vernengo s’est plus précisément penché sur les affiliations partisanes de Keynes. Dans les années 1920, il soutenait le nouveau libéralisme, celui de Lloyd George, pour deux raisons : d’une part, contrairement aux conservateurs et aux travaillistes, les nouveaux libéraux rejetaient la « Treasury View », l’idée que le gouvernement devait impérativement assainir ses finances, un objectif qui ne pouvait que nuire à l’économie selon Keynes dans la mesure où il poussait le gouvernement à embrasser l’austérité ; d’autre part, il estimait que les nouveaux libéraux avaient une chance d’accéder au pouvoir. Au début des années 1930, Keynes cesse de soutenir les nouveaux libéraux, car il juge désormais improbable qu’ils gagnent les élections. Cela n’a pas pour autant amené Keynes à se rapprocher du parti travailliste, car il considérait celui comme un parti de classe, celui du prolétariat, et qu’il se percevait clairement comme appartenant à la bourgeoisie.

Keynes estimait qu’il fallait instaurer un système économique entre deux extrêmes, en l’occurrence le socialisme et le capitalisme du laisser-faire. D’un côté, il rejetait l’idée que seul le capitalisme du laisser-faire était compatible avec les idéaux libéraux et il estimait qu’il fallait une certaine intervention de l’Etat. D’un autre côté, il restait critique quant à plusieurs idées socialistes et estimait que le socialisme impliquait, sinon la disparition, du moins une profonde transformation du capitalisme. Or, issu de l’élite et membre de l’establishment, il restait attaché à la préservation des valeurs et modes de vie bourgeois, c’est-à-dire au maintien d’un capitalisme bourgeois.

Ainsi, Vernengo rejette la thèse d’O’Donnell et de Crotty en concluant que Keynes n’a jamais été socialiste : il est resté libéral tout au long de sa vie. Par contre, les socialistes finirent par se convertir au keynésianisme.

(1) Selon la théorie du taux d’intérêt naturel de Wicksell, les banques centrales contrôlent le taux d’intérêt et les variations de ce dernier permettent de maintenir l’économie au plein emploi en faisant coïncider investissement et épargne. Six ans après le Traité sur la monnaie, Keynes abandonne cette idée dans la Théorie générale : il considère désormais que ce sont les variations du revenu, et non du taux d’intérêt, qui permettent d’ajuster l’investissement et l’épargne et ainsi de maintenir l’économie au plein emploi.

(2) De ce point de vue, les tentatives ultérieures visant à réinterpréter le chômage keynésien comme résultant d’une certaine rigidité des salaires ou d’une autre imperfection, comme celles que proposèrent rapidement les keynésiens de la synthèse ou bien plus tard les nouveaux keynésiens, apparaissent bien comme un retour en arrière, en manquant ce qu’il y avait de révolutionnaire chez Keynes selon Vernengo.

Références

CROTTY, James (2019), Keynes Against Capitalism: His Economic Case for Liberal Socialism, Routledge.

HENDERSON, Hubert, & John Maynard KEYNES (1929), « Can Lloyd George do it? ».

KEYNES, John Maynard (1925a), The Economic Consequences of Mr. Churchill.

KEYNES, John Maynard (1925b), « Am I a liberal? ».

KEYNES, John Maynard (1930), A Treatise on Money.

KEYNES, John Maynard (1933), « The means to prosperity ».

KEYNES, John Maynard (1936), The General Theory of Employment, Interest and Money, Palgrave Macmillan.

MONGIOVI, Gary (2020), « Was Keynes a socialist? », in Catalyst, vol. 3, n° 4.

O’DONNELL, Rod M. (1999), « Keynes’s socialism: Conception, strategy and espousal », in P. Kriesler, C. Sardoni & K. Arrow (dir.), Keynes, Post-Keynesianism and Political Economy: Essays in Honour of Geoff Harcourt, vol. III, Routledge.

VERNENGO, Matías (2023), « Was Keynes a liberal or a socialist? », Hans-Böckler-Stiftung, IMK, FMM working paper, n° 94.

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Keynes était-il socialiste ?

6 0
03.12.2023

Beaucoup, notamment ses biographes, Roy Harrod et Robert Skidelsky, ont pu présenter John Maynard Keynes comme un libéral, certes, mais un libéral progressiste. Cette étiquette est loin de faire l’unanimité.

A droite, Keynes a été régulièrement présenté comme un socialiste. Aux yeux de l’école autrichienne et des néolibéraux, le keynésianisme implique un essor de l’Etat non seulement dommageable au libre fonctionnement du marché, donc selon eux source d’inefficacités économiques, mais aussi annonciateur d’un système totalitaire, que ce soit via le socialisme, le communisme ou le fascisme : il engagerait la société sur « la route vers la servitude ».

A gauche, beaucoup ont pu voir Keynes comme un conservateur. Certes, il reconnaissait les limites du marché, la fragilité inhérente du capitalisme - son magnum opus, la Théorie générale, expliquait pourquoi une économie de marché était susceptible de se retrouver piégée dans une dépression -, mais il ne recommandait pas d’abandonner le capitalisme pour un autre système, simplement de le réformer. L’intervention de l’Etat, à travers la politique budgétaire, semblait apparaître à la fois nécessaire et suffisante pour amortir les fluctuations de l’activité, maintenir l’économie au plus proche du plein emploi et ainsi assurer la soutenabilité du capitalisme. Aux yeux de certains, Keynes aurait même précisément écrit la Théorie générale pour empêcher que le capitalisme ne soit remis en cause par la montée du socialisme et du communisme. N’a-t-il pas lui-même dit : « la guerre des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie éduquée » [Keynes, 1925b] ?

Rod O’Donnell (1999) a listé plusieurs raisons (citées par Vernengo [2023]) amenant à penser que Keynes n’était pas socialiste : ses travaux ne sont pas d’obédience marxistes ; les classes n’apparaissent pas dans son analyse, il n’a pas donné d’importance à la lutte des classes dans la répartition et dans les conflits sociaux ; il rejetait l’usage de moyens révolutions pour la conquête du pouvoir ; il était contre la planification de type soviétique et le contrôle étatique des moyens de production ; il n’avait pas de critères clairs en matière de justice sociale.

Et pourtant, Rod O’Donnell et, plus récemment, James Crotty (2019), tous deux postkeynésiens, donc plutôt marqué à gauche, ont développé l’idée que Keynes pouvait bien être qualifié de socialiste. En l’occurrence, selon Crotty, l’objectif de Keynes n’était pas de sauvegarder le capitalisme britannique, mais de le remplacer par le socialisme libéral.

Discutant de la thèse d’O’Donnell et de Crotty, Matías Vernengo (2023) a essayé de clarifier le positionnement politique de Keynes à la lumière des ses travaux en science économique. Il rappelle que Keynes a été formé à Cambridge, dans la tradition néoclassique, l’une des branches du marginalisme, et plus exactement........

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