On peut penser que la position sociale d’un individu joue directement sur son degré d’acceptation ou d’aversion des inégalités : les plus pauvres souffrent directement des inégalités et les plus riches en tirent un bénéfice immédiat, si bien que le degré d’aversion aux inégalités devrait augmenter à mesure que l’on descend l’échelle de la hiérarchie sociale. Cela dit, même les plus riches peuvent détester les inégalités, que ce soit pour des motifs purement altruistes ou même pour des raisons égoïstes : accepter de fortes inégalités, c’est prendre le risque de connaître un fort déclassement lorsque l’on se retrouve au sommet de la hiérarchie sociale.

Plusieurs travaux empiriques ont cherché à déceler une corrélation entre inégalités de revenu et bien-être subjectif. Dans une étude pionnière comparant deux villages israéliens proches géographiquement l’un de l’autre et présentant des caractéristiques économiques similaires sauf en termes d’inégalités de revenu, David Morawetz et alii (1977) avaient noté que la population du village le moins inégalitaire se déclarait plus heureuse que la population de l’autre village.

Mais la généralisation de ces travaux empiriques a conduit à des résultats décourageants : si certaines études concluent en une corrélation négative entre inégalités et bien-être, d’autres aboutissent à une corrélation positive et d’autres encore à l’absence de corrélation. En réalisant une méta-analyse de 24 études sur les liens entre inégalités et bien-être subjectif, Kayonda Hubert Ngamaba et alii (2018) confirmaient que la littérature n’a pas réussi à dégager un lien clair.

Plusieurs travaux ont évoqué les perceptions que les individus ont de la justice sociale et de la mobilité sociale pour expliquer pourquoi les individus semblent déplorer les inégalités dans certains contextes, mais s’en satisfaire dans d’autres. Ainsi, pour Alesina et alii (2004), le fait que la population étasunienne accepterait davantage les inégalités de revenu que les populations européennes tiendrait à leurs perceptions différentes des causes des inégalités et du degré de mobilité sociale. Aux Etats-Unis, les individus auraient davantage tendance à percevoir leur société comme mobile et à considérer que la position sociale tiendrait avant tout au mérite personnel, aux efforts, si bien qu’ils accepteraient davantage les inégalités. En Europe, les individus auraient davantage tendance à penser que la société est peu mobile et que le hasard et l’origine sociale jouent un rôle plus grand que les efforts personnels dans les positions sociales. Cela contribuerait notamment à expliquer pourquoi la redistribution est plus développé en Europe qu’aux Etats-Unis [Alesina et Angeletos, 2005 ; Alesina et Giuliano, 2011].

Ces divers travaux tendent à s’appuyer sur des indicateurs mesurant objectivement le niveau des inégalités de revenu, typiquement l’indice de Gini, et non sur les perceptions que les individus ont de la répartition des revenus. Autrement dit, ils font l’hypothèse que les individus perçoivent correctement le niveau et l’évolution des inégalités de revenu. Or, plusieurs enquêtes ont montré que les individus ne perçoivent pas correctement le niveau de revenu au sein de leur pays [Hauser et Norton, 2017 ; Gimpelson et Treisman, 2018 ; Knell et Stix, 2020 ; Bussolo et alii, 2021].

Dans une nouvelle étude, Daniele Marchesi, Milena Nikolova et Viola Angelini (2024) ont distingué entre le niveau objectif des inégalités de revenu et celui tel qu’il est perçu par les individus. Ils se sont appuyés sur les données tirées de l’enquête 2016 Life in Transition Survey, menée dans 33 pays. Celle-ci inclut des informations sur les perceptions que les individus ont des inégalités.

En analysant ces données, Marchesi et ses coauteurs ne voient guère d’effet de l’indice de Gini observé sur la satisfaction de vivre. En revanche, ils mettent en évidence un lien négatif entre l’évolution des inégalités telle qu’elle est perçue par les individus et la satisfaction de vivre qu’ils déclarent. En l’occurrence, les individus qui croient que les inégalités de revenu ont augmenté au cours des quatre années précédentes sont en moyenne 8 % moins satisfaits avec leur vie relativement aux individus qui n’ont pas perçu de hausse des inégalités ; ceux qui pensent que les inégalités ont diminué ne sont que 4 % plus satisfaits. En outre, l’effet de la perception des inégalités sur le bien-être ne dépend pas du niveau objectif des inégalités.

Références

ALESINA, Alberto, & George-Marios ANGELETOS (2005), « Fairness and redistribution », in American Economic Review, vol. 95, n° 4.

ALESINA, Alberto, Rafael DI TELLA & Robert MACCULLOCH (2004), « Inequality and happiness: Are Europeans and Americans different? », in Journal of Public Economics, vol. 88, n° 9–10.

ALESINA, Alberto, & Paola GIULANO (2011), « Preferences for redistribution », in Handbook of Social Economics, vol. 1.

BUSSOLO, Maurizio, Ada FERRER-I-CARBONELL, Anna GIOLBAS & Iván TORRE (2021), « I perceive therefore I demand: The formation of inequality perceptions and demand for redistribution », in Review of Income and Wealth, vol. 67, n° 4.

CLARK, Andrew E., & Conchita D'AMBROSIO (2015), « Attitudes to income inequality », in Handbook of Income Distribution, vol. 2.

GIMPELSON, Vladimir, & Daniel TREISMAN (2018), « Misperceiving inequality », in Economics & Politics, vol. 30, n° 1.

HAUSER, Oliver P., & Michael I. NORTON (2017), « (Mis)perceptions of inequality », in Current Opinion in Psychology, vol. 18.

KNELL, Markus, & Helmut STIX (2020), « Perceptions of inequality », in European Journal of Political Economy, vol. 65.

MARCHESI, Daniele, Milena NIKOLOVA & Viola ANGELINI (2024), « Gini who? The relationship between inequality perceptions and life satisfaction », IZA, discussion paper, n° 16905.

MORAWETZ, David, Ety ATIA, Gabi BIN-NUN, Lazaros FELOUS, Yuda GARIPLERDEN, Ella HARRIS, Sami SOUSTIEL, George TOMBROS & Yossi ZARFATY (1977), « Income distribution and self-rated happiness: Some empirical evidence », in The Economic Journal, vol. 87, n° 347.

NGAMABA, Kayonda Hubert, Maria PANAGIOTI & Christopher J. ARMITAGE (2018), « Income inequality and subjective wellbeing: A systematic review and meta-analysis », in Quality of Life Research, vol. 27, n° 3.

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Les inégalités affectent-elles le bien-être des individus ?

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09.04.2024

On peut penser que la position sociale d’un individu joue directement sur son degré d’acceptation ou d’aversion des inégalités : les plus pauvres souffrent directement des inégalités et les plus riches en tirent un bénéfice immédiat, si bien que le degré d’aversion aux inégalités devrait augmenter à mesure que l’on descend l’échelle de la hiérarchie sociale. Cela dit, même les plus riches peuvent détester les inégalités, que ce soit pour des motifs purement altruistes ou même pour des raisons égoïstes : accepter de fortes inégalités, c’est prendre le risque de connaître un fort déclassement lorsque l’on se retrouve au sommet de la hiérarchie sociale.

Plusieurs travaux empiriques ont cherché à déceler une corrélation entre inégalités de revenu et bien-être subjectif. Dans une étude pionnière comparant deux villages israéliens proches géographiquement l’un de l’autre et présentant des caractéristiques économiques similaires sauf en termes d’inégalités de revenu, David Morawetz et alii (1977) avaient noté que la population du village le moins inégalitaire se déclarait plus heureuse que la population de l’autre village.

Mais la généralisation de ces travaux empiriques a conduit à des résultats décourageants : si certaines études concluent en une corrélation négative entre inégalités et bien-être, d’autres aboutissent à une corrélation positive et d’autres encore à l’absence de corrélation. En réalisant une méta-analyse de 24 études sur les liens entre inégalités et bien-être subjectif, Kayonda Hubert Ngamaba et alii (2018) confirmaient que la littérature n’a pas réussi à dégager un lien........

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