Atlantico : Est-ce que la volonté de non-escalade de la part des Occidentaux vis-à-vis de l’Iran n’a pas mené à une escalade lente mais tout aussi redoutable ? Quelle est la part de responsabilité des Occidentaux ?

Alexandre del Valle : Le régime des Mollahs mélange une pensée tiers-mondiste d'extrême-gauche radicalement occidentale avec une pensée islamo-gauchiste, islamiste chiite révolutionnaire, dans le but de masquer en fait des idées impérialistes au nom de la révolution contre les grands satans et les petits satans.

S’il y a une responsabilité occidentale, elle est américano-française, lorsque Khomeini a pu rentrer en Iran avec l'ordre des Américains et l'acceptation de Valéry Giscard d’Estaing, qui n'a pas écouté les services secrets français, notamment le Sdece, l'ancêtre de la DGSE, qui demandait à ne pas permettre à Khomeini de le faire atterrir à Téhéran, voire même de l’éliminer. Donc la France, sous l'ordre des Américains à l'époque, a laissé ce régime prospérer après avoir accueilli ce fanatique Khomeini en France.

Par la suite, il est vrai que la guerre en Irak a permis de déstabiliser les sunnites et à l'Iran de s'élargir en Irak avec les proxys irakiens. Les révolutions arabes voulues par Barack Obama ont été très dramatiques. Les révolutions arabes ont déstabilisé le Yémen, la Syrie, la Libye. Et ça a permis aussi à l'Iran d'accroître son pouvoir de nuisance, puisque quand le Yémen était totalement déstabilisé, ce sont les Houthis qui sont devenus un État dans l'État, et ça a donné une arme aux Iraniens qu'ils n'avaient pas avant. Avant, les Houthis n'étaient pas très liés à l'Iran, jusqu'à 2014. On voit bien que les révolutions arabes ont totalement déstabilisé les pays du Golfe et les pays arabes, et ont renforcé de facto les Iraniens.

Autre erreur pendant la guerre du Liban : pour motiver les Syriens de faire partie de la coalition en 1990 contre Saddam Hussein, les Américains ont donné l'autorisation aux Syriens d'envahir le Liban, ce qui a permis au Hezbollah de triompher au Liban. Et en fait, le Liban est devenu un protectorat du Hezbollah grâce à l'invasion syrienne, donc de l'Iran. Le Hezbollah, dans les années 2000, va devenir la grande puissance du Liban. En Irak et au Liban, c'est la faute des Occidentaux. C'est leur politique interventionniste erronée en Irak qui a fait gagner l'Iran sur tous les fronts. C'est quand même gravissime.

Il y a eu des sanctions occidentales contre l’Iran. Cela a-t-il affaibli le régime des Mollahs ?

La politique de sanctions n'a pas marché. Elle n’a marché sur personne, sur aucun régime, jamais, que ce soit contre Saddam Hussein en Irak, contre Milosevic en Serbie, ou encore avec la stratégie de l’embargo contre Cuba pendant soixante ans ou la Corée du Nord. Aucun embargo, aucune politique de méga-sanctions n'a jamais fonctionné et la Russie elle-même aujourd'hui nous donne une nouvelle preuve de cet échec.

L’accord sur le nucléaire iranien en 2015 non plus n’a pas marché...

C'était une tentative intéressante parce que ce qui avait été fait avant n’avait pas fonctionné. L'Iran était progressivement réintégrée dans la communauté internationale, et sur proposition des Brésiliens, des Turcs et d'autres pays comme les Russes, l'Iran pouvait accéder au nucléaire civil.

Les Russes, qui eux-mêmes ont très peur que l'Iran devienne une puissance nucléaire, même si c'est leur allié, étaient satisfaits de l’accord. Donc il y avait un vrai deal intéressant. Les Iraniens acceptent que les inspecteurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) viennent faire des inspections régulièrement. Et on trouve des combines pour que le pays puisse accéder au nucléaire civil sans en maîtriser la technologie qui est confiée à des tiers qui vont donner du nucléaire civil clé en main. Mais pourquoi cela n’a pas marché ? Parce que ça n'a pas été conduit jusqu'au bout. Le problème de l'Occident, c'est qu'on fait des politiques qui changent à chaque élection. Barack Obama quitte le pouvoir fin 2016. Donald Trump arrive, qui lui est beaucoup plus proche de l'Arabie saoudite, tandis qu'Obama était beaucoup plus proche du Qatar. Le Qatar, c'est les frères musulmans. Et l'axe Qatar-frères musulmans est proche de l'Iran.

Donald Trump fait la politique de pression maximale en annulant l'accord de Vienne de 2015. L’Iran se raidit parce qu'on passe d'un accord à un autre. Et ils ont eux-mêmes ouvertement dit qu'ils n'allaient pas s'arrêter à 20%, mais qu'ils allaient aller à 60% pour enrichir l'uranium. Et en fait, on sait qu'ils sont allés à plus de 80%, c'est-à-dire que maintenant ils sont un pays du seuil qui va avoir la bombe nucléaire, ils n'ont pas encore tous les vecteurs, ils n'ont pas encore tout ce qu'il faut, ils ne maîtrisent pas tout le circuit, mais ils s’en approchent. Les Iraniens sont très dépendants du savoir-faire des Russes et de Rosatom pour le nucléaire et pour le nucléaire militaire en particulier, avec l’aide des Nord-coréens et surtout des Pakistanais.

Quelle serait la bonne solution à adopter aujourd’hui ?

La seule option possible pour empêcher l'Iran d'être une puissance nucléaire, il n'y en a pas dix mille, ce serait d’intervenir militairement aujourd’hui afin que le régime tombe, mais ne serait-ce pas trop tard aujourd’hui ?

En cas d’intervention, la Chine ne bougerait pas, pour une raison très simple. L'Iran, dans son pouvoir de nuisance, nuit au commerce international. Les proxys de l'Iran n'arrêtent pas de rendre problématique la mer Rouge. Ils menacent même de bloquer le détroit d'Ormuz. Mais déjà, ils bloquent de facto la mer Rouge, Suez et le détroit de Bab el-Mandeb. Ça énerve énormément les Chinois. Les Chinois sont complexes, ne sont pas toujours avec l'axe anti-occidental, car eux veulent commercer.

La Russie pourrait bouger pour l’Iran aujourd’hui, mais il y a quelques années, il n’y avait pas autant de connexions. L’Occident aurait pu alors s’activer pour déstabiliser le régime des Mollahs. C’est de plus en plus compliqué maintenant puisque les Iraniens seront bientôt sanctuarisés avec le nucléaire.

Quels sont les ennemis de l’Iran ?

L’ennemi existentiel de l'Iran, c'est Israël, mais aussi les pays arabes et les chrétiens du Liban. L'Iran est l'ennemi d'Israël, non pas parce qu'il déteste les juifs, mais parce que l’Iran utilise la cause palestinienne pour justifier l'invasion du Proche-Orient et leur impérialisme. Depuis les Perses, depuis l’Antiquité, les Iraniens ont toujours voulu un empire qui arrive jusqu'à la Méditerranée.

Lorsque l’Iran frappe Israël, c’est en quelque sorte jouissif pour la rue Arabe très pro-palestinienne ou même pour l'extrême gauche européenne. Pour ceux qui détestent les Juifs et les Israéliens, c'est jouissif. Mais les élites arabes, les gouvernements arabes ne sont pas dupes. Ils savent très bien que les Iraniens se fichent totalement des Arabes palestiniens, se fichent totalement des sunnites. L'Iran utilise la cause anti-israélienne uniquement pour dominer le Proche-Orient arabe.

Quant à l’Europe, elle n'est pas existentiellement l'ennemi de l'Iran. D'ailleurs, il y a eu très peu d'attentats iraniens en Europe. Il y en a surtout eu en France quand on avait une dette envers l'Iran qu'on ne voulait pas payer dans les années 1980. Ensuite cela s’est arrêté.

Israël aurait donc tout intérêt à s’attaquer à l’Iran ?

Aujourd'hui, Israël aurait un intérêt à attaquer de manière existentielle le régime des Mollahs. Malheureusement ou heureusement, tout dépend où on se place, les Américains et l'Occident, pour l'instant, ont peur d'une guerre régionale contre l’Iran parce qu'il est vrai que ce serait compliqué comme je vous l’ai dit. Il y aurait des représailles iraniennes. Le commerce international serait en partie paralysé. Les prix des transports augmenteraient énormément au niveau des marchandises, ce serait terrible pour l'économie mondiale, et Israël devrait subir beaucoup de pertes. Si l’Iran est attaquée, le régime n'aurait plus rien à perdre, il ferait pleuvoir comme la nuit passée, non pas 300 drones, mais tout ce qu'ils ont avec leurs proxies. Il y aurait le Hezbollah, le Hamas, le djihad islamique, les Houthis et les milices chiites irakiennes.

Pour le moment, l’Occident et Israël restent en statu quo, et chacun parle à l’autre et définit les lignes rouges, c'est ce qu'on appelle le dialogue stratégique.

C'est ce qui s'est passé avec l’attaque iranienne. Les Iraniens ont quand même appelé les services secrets américains pour leur dire qu'il n'y aurait que quelques centaines maximum de drones dans l’attaque, ça ne durera que deux jours. Pourquoi ils leur ont dit ça ? Parce qu'ils ne voulaient pas risquer que les Israéliens et les Occidentaux préparent une intervention contre le régime.

Pour l'instant, on ne va pas jusqu’au seuil d'une guerre que l'Occident ne voudrait pas et que l'Iran perdrait du côté stratégique. Le problème, c'est qu'à un moment, Israël sera obligé d'intervenir contre l'Iran, sauf à accepter de devoir dialoguer avec un pays qui sera sanctuarisé par l'arme nucléaire.

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Que faire face à la République islamique d’Iran ? Petit bilan de 45 ans d’atermoiements occidentaux face à une guerre qui ne dit pas son nom

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16.04.2024

Atlantico : Est-ce que la volonté de non-escalade de la part des Occidentaux vis-à-vis de l’Iran n’a pas mené à une escalade lente mais tout aussi redoutable ? Quelle est la part de responsabilité des Occidentaux ?

Alexandre del Valle : Le régime des Mollahs mélange une pensée tiers-mondiste d'extrême-gauche radicalement occidentale avec une pensée islamo-gauchiste, islamiste chiite révolutionnaire, dans le but de masquer en fait des idées impérialistes au nom de la révolution contre les grands satans et les petits satans.

S’il y a une responsabilité occidentale, elle est américano-française, lorsque Khomeini a pu rentrer en Iran avec l'ordre des Américains et l'acceptation de Valéry Giscard d’Estaing, qui n'a pas écouté les services secrets français, notamment le Sdece, l'ancêtre de la DGSE, qui demandait à ne pas permettre à Khomeini de le faire atterrir à Téhéran, voire même de l’éliminer. Donc la France, sous l'ordre des Américains à l'époque, a laissé ce régime prospérer après avoir accueilli ce fanatique Khomeini en France.

Par la suite, il est vrai que la guerre en Irak a permis de déstabiliser les sunnites et à l'Iran de s'élargir en Irak avec les proxys irakiens. Les révolutions arabes voulues par Barack Obama ont été très dramatiques. Les révolutions arabes ont déstabilisé le Yémen, la Syrie, la Libye. Et ça a permis aussi à l'Iran d'accroître son pouvoir de nuisance, puisque quand le Yémen était totalement déstabilisé, ce sont les Houthis qui sont devenus un État dans l'État, et ça a donné une arme aux Iraniens qu'ils n'avaient pas avant. Avant, les Houthis n'étaient pas très liés à l'Iran, jusqu'à 2014. On voit bien que les révolutions arabes ont totalement déstabilisé les pays du Golfe et les pays arabes, et ont renforcé de facto les Iraniens.

Autre erreur pendant la guerre du Liban : pour motiver les Syriens de faire partie de la coalition en 1990 contre Saddam Hussein, les Américains ont donné l'autorisation aux Syriens d'envahir le Liban, ce qui a permis au Hezbollah de triompher au Liban. Et en fait, le Liban est devenu un protectorat du Hezbollah grâce à l'invasion syrienne, donc de l'Iran. Le Hezbollah, dans les années 2000, va devenir la grande puissance du Liban. En Irak et au Liban, c'est la faute des........

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