Atlantico : L’eurodéputé Raphaël Glucksmann, tête de la liste de l’alliance PS/Place Publique aux européennes, ne participera pas au débat organisé par la chaîne CNews le 30 mai prochain. « CNews n’est pas une chaîne d’information comme une autre, c’est une chaîne d’opinion qui promeut des thématiques d’extrême droite », déclare Raphaël Glucksmann ce dimanche 17 mars sur BFMTV. Il ne souhaite pas « cautionner une chaîne qui promeut une idéologie que je juge extrêmement dangereuse. » Sandrine Rousseau, quant à elle, a appelé sur Sud Radio à la fin de CNews. Outre ces exemples, la gauche radicale a-t-elle abandonné de combattre à la loyale au fur et à mesure qu’elle perdait son magistère culturel ? Pourquoi cette panique morale ?

Eric Deschavanne : Ces propos sont en effet un symptôme de faiblesse politique. Le choix du sectarisme témoigne d’une impuissance à rassembler, à s’adresser à tous. La posture convient parfaitement à Sandrine Rousseau, laquelle incarne la gauche radicale. Raphaël Glucksmann ambitionne de reconstituer la gauche modérée, mais il est victime de l’actuelle structure ternaire du champ politique : l’existence d’une force centrale repousse la gauche et la droite vers les extrêmes. L’un des facteurs d’explication de ces propos est sans doute la concurrence interne au sein de la gauche. Celle-ci étant fragmentée et dominée par LFI, les différents courants, qui doivent se partager une part du marché électoral toujours plus réduite, sont contraints de surenchérir dans le sectarisme du discours.

Plus en profondeur, cette dérive sectaire a trois explications. En premier lieu, la force d’inertie de la « gauche morale ». C’est l’élément de continuité. Depuis 1945, la gauche incarne à ses propres yeux le camp du Bien, la droite étant toujours suspecte de pactiser avec le Diable. « Tout anticommuniste est un chien » écrivait Jean-Paul Sartre. De Gaulle lui-même était accusé de fascisme. L’émergence du Front national, dans les années 80, a permis à la gauche de faire de la dénonciation morale du racisme et de l’extrême-droite l’axe principal de son discours. S’est ajouté à cela le wokisme, un discours identitaire qui ne cherche même plus à construire un projet collectif, pratiquant l’anathème et la censure, « extrême-droitisant » quiconque exprime un désaccord, entretenant au nom de « l’inclusion » une atmosphère de guerre civile permanente.

Sur le plan sociologique, en second lieu, ces déclarations témoignent de l’enfermement des classes sociales urbaines dans une forme d’entre-soi qui interdit à leurs élus d’ouvrir le dialogue avec des pans entiers de la société française. Le Rassemblement national est le premier parti de France mais il est marginal à Paris, donc marginalisé dans les médias. CNews est un problème pour ces gens-là en raison de son succès. Raphaël Glucksmann et Sandrine Rousseau n’ont pas tout à fait tort : il s’agit d’une chaîne politiquement orientée, qui se focalise sur les problèmes de l’insécurité et de l’immigration. Ils devraient toutefois se demander si le succès de la chaîne ne tient pas au fait que ces problèmes sont systématiquement occultés, euphémisés et « invisibilisés » (pour prendre une expression à la mode), dans le reste du champ médiatique. La seule critique pertinente, s’agissant d’une chaîne d’information, consisterait à montrer que les informations diffusées sont de fausses informations. Le traitement et la hiérarchie de l’information, les commentaires et l’interprétation des faits ne sont jamais neutres, pas davantage sur CNews qu’ailleurs. La vérité, quoiqu’on pense par ailleurs de la chaîne et des intentions de son propriétaire, est que l’existence de CNews élargit le spectre du pluralisme médiatique en France.

J’ajouterais en troisième lieu que les idéologues (de gauche et de droite) ont tendance à croire, à tort selon moi, que la propagande formate les esprits et permet de gagner les élections. Raphaël Glucksmann paraît ainsi convaincu que CNews a fabriqué le zemmourisme, comme Zemmour est convaincu que les problèmes de la France viennent de l’idéologie de gauche dominante dans les médias. Si « l’idéologie dominante » était déterminante, Marine Le Pen ne serait pas au second tour des élections présidentielles. Zemmour a davantage contribué au succès de CNews que CNews au (relatif) succès électoral de Zemmour. L’erreur d’interprétation consiste à prendre l’effet pour la cause. Dans une société ouverte où il existe une offre médiatique et politique plurielle, c’est le public qui choisit, qui fait et défait le succès des partis politiques et des médias. L’explication d’une mutation idéologique par la « propagande » est toujours une erreur. Elle témoigne, ce qui est une faute de la part d’un politique, d’un refus de prendre en considération la réalité telle qu’elle est. Elle témoigne aussi peut-être d’une tentation autoritaire, de la tentation d’utiliser le pouvoir pour imposer sa conception du Vrai et du Bien.

À quel point la démocratie française s'en trouve-t-elle menacée ?

Je ne pense pas que la démocratie française soit menacée par Sandrine Rousseau, qui représente plutôt une menace pour l’avenir de l’écologie et de la gauche en France. Le choix du sectarisme est le choix de la marginalisation politique.

Ce qui menace aujourd’hui la démocratie, ce n’est pas l’avènement d’un pouvoir qui imposerait la censure et la propagande, mais « l’archipélisation » qui génère une atmosphère de guerre civile, le face-à-face du mépris et de la haine, le conflit des discours identitaires. La politique tend à devenir, à l’image des réseaux sociaux, l’affrontement verbal violent de groupes humains enfermés dans une bulle cognitive. On assiste à l’efflorescence de discours sectaires et intolérants. Ce n’est évidemment pas une nouveauté dans l’histoire, mais la tendance n’est à l’évidence pas favorable à l’ouverture d’esprit, à l’éthique de l’argumentation dans le cadre d’un débat contradictoire pacifique.

Peut-on parler de néo-maccarthysme ?

Non, je ne crois pas. Le maccarthysme, qui fut en effet un phénomène de persécution idéologique, réunissait deux conditions : un clivage idéologique simple et puissant (le communisme vs le libéralisme) et un contexte de guerre conduisant à présenter l’adhérent à l’idéologie de l’ennemi comme un traître. Le contexte est aujourd’hui celui de la fragmentation sociologique, culturelle et idéologique. Les lanceurs d’anathèmes ne sont que des petits boutiquiers de la politique, incapables de produire un projet collectif et un discours rassembleur.

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La liberté d'expression, ce nouvel angle mort de la démocratie française

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19.03.2024

Atlantico : L’eurodéputé Raphaël Glucksmann, tête de la liste de l’alliance PS/Place Publique aux européennes, ne participera pas au débat organisé par la chaîne CNews le 30 mai prochain. « CNews n’est pas une chaîne d’information comme une autre, c’est une chaîne d’opinion qui promeut des thématiques d’extrême droite », déclare Raphaël Glucksmann ce dimanche 17 mars sur BFMTV. Il ne souhaite pas « cautionner une chaîne qui promeut une idéologie que je juge extrêmement dangereuse. » Sandrine Rousseau, quant à elle, a appelé sur Sud Radio à la fin de CNews. Outre ces exemples, la gauche radicale a-t-elle abandonné de combattre à la loyale au fur et à mesure qu’elle perdait son magistère culturel ? Pourquoi cette panique morale ?

Eric Deschavanne : Ces propos sont en effet un symptôme de faiblesse politique. Le choix du sectarisme témoigne d’une impuissance à rassembler, à s’adresser à tous. La posture convient parfaitement à Sandrine Rousseau, laquelle incarne la gauche radicale. Raphaël Glucksmann ambitionne de reconstituer la gauche modérée, mais il est victime de l’actuelle structure ternaire du champ politique : l’existence d’une force centrale repousse la gauche et la droite vers les extrêmes. L’un des facteurs d’explication de ces propos est sans doute la concurrence interne au sein de la gauche. Celle-ci étant fragmentée et dominée par LFI, les différents courants, qui doivent se partager une part du marché électoral toujours plus réduite, sont contraints de surenchérir dans le sectarisme du discours.

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