Atlantico : Selon le site L'Informé, l'ex-ministre de l'Education nationale Najat Vallaud-Belkacem "pense à se positionner" pour candidater à la tête de Sciences Po. D’autres noms circulent notamment Clément Beaune, Rima Abdul-Malak, Aurélien Rousseau et Jeanne Lazarus. En quoi ces candidatures politiques sont-elles révélatrices d’un « mal français » ?

Jean-Philippe Denis : Cette situation est tout à fait révélatrice du « mal français ». Cela confine à l'absurde. Sciences Po prétend être une université. Or, il n’est pas imaginable d’avoir un président d'université qui ne serait pas docteur. Or, dans le personnel politique français, il n’y a quand même pas beaucoup de docteurs. Sauf erreur de ma part, Najat Vallaud-Belkacem n'est pas docteur. Tel est donc le drame de Sciences Po depuis de nombreuses années, pour ne pas dire des décennies. Richard Descoings n'était pas docteur, Frédéric Mion n'était pas docteur, Mathias Vicherat n'est pas docteur. Cela pose un problème au-delà même de la question de la politisation. Cette situation ne permet pas à Sciences Po, malgré la volonté affichée en façade, d’être une université de rang international. Les candidats à la présidence de Sciences Po n'ont aucune connaissance de ce qu'est réellement le monde académique. Ils se retrouvent totalement complexés dès qu'ils prennent leurs fonctions. Ils se retrouvent face à des présidents d'université qui, eux, sont tous évidemment docteurs et ont une parfaite connaissance de leur champ institutionnel et académique. Les présidents de Sciences Po en viennent à assumer des responsabilités pour lesquelles ils sont totalement incompétents en réalité. Cette situation est désastreuse car Sciences Po est une belle institution qui remonte à Emile Boutmy, pour reconstruire une élite française après la défaite de 1870. Sciences Po mériterait mieux que de servir de paillasson pour les ambitions d'apparatchiks aux dents longues ou de politiques en mal de lumière, ce qu’est devenu Sciences Po.

En quoi les candidatures de Najat Vallaud-Belkacem et de personnalités engagées à gauche sont-elles le dernier exemple en date de l’emprise du wokisme au sein de Sciences Po ?

Jean-Philippe Denis :A l'évidence, il s’agit là de l’un des problèmes de Sciences Po. Gouvernée par le mimétisme du « big is beautiful », l’internationalisation pour faire « grossir » les effectifs de Sciences Po a été menée à à marche forcée et mal conduite. C’est ainsi que les débats des campus américains ont été importés dans le contexte institutionnel français, lequel n'a pourtant rien à voir. Avec plus de 50 % des étudiants de Sciences Po étrangers, les directions successives de Sciences Po ont été complètement débordées par la question du « wokisme » - si tant est que ce concept signifie réellement quelque chose - et du « progressisme ». L’institution de fait paye cash de ne pas avoir su tenir ferme sur ses valeurs et porter vers l’étranger une certaine idée de la République et de ce que signifie former des élites. Au contraire, les directeurs ont laissé se développer et enfler des débats qui ne se comprennent pourtant que dans une société communautarisée comme le sont les USA. Ici, le fait d’avoir eu à la tête de Sciences Po des Directeurs non-académiques a gravement renforcé ce phénomène : ils n’ont rien compris à ce qui se passait avec la montée en puissance de ces débats et ce n’est assurément pas l’ENA qui leur a donné l’infrastructure intellectuelle qui leur aurait permis non seulement de voir ces dynamiques se développer mais plus encore de les canaliser avant qu’elles n’en viennent à mettre à terre l’identité même de Sciences Po. Bien au contraire, à force d’avoir fait de Sciences Po une sorte d'objet politique en soi, cherchant à devenir une grande organisation d’enseignement supérieur d’excellence à l’international à marche forcée, Sciences Po s’est isolée toujours davantage sur la scène nationale et elle s’est trouvée être traversée par tous les débats, y compris les plus politiques et les plus clivants. Il y a dans la situation de Sciences Po actuellement quelque chose qui n’est pas sans rappeler les enseignements des fables de La Fontaine : Sciences Po, la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf américain depuis le mandat Descoings en paye le prix. Et Sciences Po n’a choisi pour tête que des énarques dont on connaît précisément la fascination pour le rêve américain, oubliant toutefois que là-bas les fortunes se défont souvent en une nuit.

Ce que rappelle la situation de Sciences Po aujourd’hui, c’est d’abord assurément que le politique et le scientifique ne font pas aisément bon ménage, ce que l’on sait depuis Max Weber au moins ! Si des politiques sont nommés sans discernement à la tête d'institutions qui se veulent authentiquement scientifiques, alors les problèmes ne peuvent qu'enfler et certainement pas dégonfler ou se résoudre.

Qui protégera Sciences Po de ces personnalités toutes nettement engagées à gauche et dans une forme de progressisme qui piétine si souvent rigueur et liberté universitaires ? Qui pourrait sauver Sciences Po d’une nouvelle présidence trop politique ?

Jean-Philippe Denis :Je ne rentre pas dans le débat droite/gauche qui me semble vicié et qui ne m’intéresse pas. Le principal critère devrait concerner le profil des candidats. Il ne devrait pas être possible d’imaginer un futur directeur ou une future directrice de Sciences Po qui ne serait pas titulaire d’un doctorat, qui n’aurait donc pas de culture du monde académique. Je préside actuellement le concours d'agrégation du supérieur pour le recrutement de professeurs des universités en sciences de gestion et du management. Le premier des critères pour concourir au concours d'agrégation, c’est qu'il faut être docteur. Idem donc pour diriger Sciences Po. Point. Fermez le banc. A défaut, le risque d’aller dans le mur est trop grand pour les directeurs de Sciences Po, lesquels n’ont aucune légitimité pour animer le corps professoral de l’Institution, ni pour la représenter à l’extérieur. C’est tellement évident qu’il est étonnant qu’il soit nécessaire de le rappeler : présider sans titre académique au destin d’une institution scientifique, au surplus quand elle se prétend « université », au surplus « d’excellence », cela revient à imaginer pouvoir mener à bonne destination un 38 tonnes alors même qu’on n’a jamais passé le permis de conduire… ni même pris une leçon de conduite ou pratiqué une forme de conduite accompagnée ! Il faut maintenant tirer les leçons de tous ces scandales tous plus glauques les uns que les autres qui ont émaillé l’histoire récente de Sciences Po : à force de recruter des énarques et de leur confier la mission impossible de gérer l’ingérable, c’est-à-dire une institution académique sans rien connaître au champ académique, c’est le crash assuré. Le fait d’exiger que les candidats soient a minima docteurs serait déjà une révolution puisque le dernier docteur qui a dirigé Sciences Po était Alain Lancelot, entre 1987 et 1996. Se retrouver dans une telle situation ingérable a été source de grands complexes pour Richard Descoings, puis Frédéric Mion, puis Mathias Vicherat. On voit où on en est rendus : Mathias Vicherat s’est vu attaqué au pénal pour avoir porté de manière abusive le 27 juin 2023 la robe aux trois hermines des présidents d'université lors de la cérémonie de remise du doctorat honoris causa à Angela Merkel pour honorer son engagement en faveur de la construction européenne. Mathias Vicherat assurément ne devait pas porter cette robe, puisque cela constituait un abus de titre. Rappelons au passage qu’Angela Merkel, elle, était Docteure bien avant ce Doctorat Honoris Causa !

Voilà comment cette situation conduit les directeurs de Sciences Po dans des situations très délicates et à un échec programmé. Mais cet échec est aussi contenu dans la procédure de nomination elle-même. Dans le cadre de la dernière élection du directeur de Sciences Po, un cabinet était censé accompagner ce processus. Le cabinet de recrutement Russel Reynolds Associates, lequel devait procéder à une expertise psychologique des candidats qui étaient « finalistes ». On a vu ce que cela a donné. Mais surtout on le sait bien, ce cabinet était aux ordres du politique, et en particulier de l’Elysée. Il fallait un énarque pour préserver l’entre-soi et la logique de l’honneur « à la française ». Les énarques ne supportent toujours pas l’idée de perdre les rênes de Sciences Po. Pourtat si Emmanuel Macron croit vraiment à l’Europe, alors qu’il en respecte les règles en nommant à la tête de Sciences Po des intendants qui soient au moins présentables au plan académique en dehors des seuls salons du triangle d’or parisien.

Souhaitons donc qu’une remise en cause complète du processus de recrutement et de nomination soit effectuée. La situation actuelle et les tendances de ces dernières années ont conduit à une catastrophe pour Sciences Po, pour sa réputation, pour l’image de cette institution et pour les diplômés. L'hypothèse Najat Vallaud-Belkacem ou d’autres personnalités politiques confine à l'absurde. Le simple fait que l’ancienne Ministre puisse imaginer se porter candidate à la fonction en dit très long sur notre modèle et les drames de l’institution Sciences Po : si Mme Valaud-Belkacem cherche une évolution professionnelle, elle serait selon moi plus avisée de suivre les traces d’un Arnaud Montebourg (parti étudier à l’INSEAD) ou d’une Marlène Schiappa (rentrée récemment en formation à l’emlyon business school) et pourquoi pas d’envisager de combler ses lacunes académiques en s’engageant dans une thèse de Doctorat si vraiment diriger une institution académique la tente ! Ce serait un signe d’humilité bienvenu pour éviter à une nouvelle grenouille d’imploser en plein vol à force de vouloir, comme Sciences Po, se faire aussi grosse que le bœuf. Je le redis donc avec force : il faut que Sciences Po cesse de devenir un paillasson sur lequel on vient essuyer ses ambitions ou un simple ring de boxe des rivalités entre anciens d’une école qu’ils n’ont aucune légitimité aujourd’hui à diriger.

Avec les récentes polémiques à Sciences Po, la nomination d’un président plus neutre et en accord avec le monde universitaire est-il crédible ou est-ce un vœu pieux ?

Jean-Philippe Denis :Je considère que cela devrait être un impératif. Sciences Po risque véritablement de finir dans le mur. L’image et plus encore la réputation de Sciences Po sont désormais désastreuses. Sa crédibilité externe est atteinte à force de nommer des fossoyeurs de l’académie. L’exaspération est à son comble et cela ne peut plus durer. Tout le monde devrait avoir en tête la façon dont la présidente d’Harvard a été poussée à la démission. Mais aussi se souvenir de la dette de 160 millions d’euros contractée par Sciences Po pour acquérir l'Hôtel de l'Artillerie. Pour sauver Sciences Po, faute d’avoir su remettre en cause le logiciel des Sc Po – ENA, faudra-t-il encore un chèque cela sur un coin de table à l'Elysée ou à Matignon sur le dos des contribuables ? Nul doute que les institutions d’enseignement supérieur publiques qui viennent de se voir amputer d’1 milliard d’euros au nom d’un déficit à contenir apprécieront cette nouvelle marque d’ « exception culturelle » que l’Europe, assurément, ne nous envie pas.

Jean-Philippe Denis, Professeur des universités, agrégé des facultés, Université Paris-Saclay

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Qui sauvera Sciences Po d’une nouvelle présidence trop politique ?

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04.04.2024

Atlantico : Selon le site L'Informé, l'ex-ministre de l'Education nationale Najat Vallaud-Belkacem "pense à se positionner" pour candidater à la tête de Sciences Po. D’autres noms circulent notamment Clément Beaune, Rima Abdul-Malak, Aurélien Rousseau et Jeanne Lazarus. En quoi ces candidatures politiques sont-elles révélatrices d’un « mal français » ?

Jean-Philippe Denis : Cette situation est tout à fait révélatrice du « mal français ». Cela confine à l'absurde. Sciences Po prétend être une université. Or, il n’est pas imaginable d’avoir un président d'université qui ne serait pas docteur. Or, dans le personnel politique français, il n’y a quand même pas beaucoup de docteurs. Sauf erreur de ma part, Najat Vallaud-Belkacem n'est pas docteur. Tel est donc le drame de Sciences Po depuis de nombreuses années, pour ne pas dire des décennies. Richard Descoings n'était pas docteur, Frédéric Mion n'était pas docteur, Mathias Vicherat n'est pas docteur. Cela pose un problème au-delà même de la question de la politisation. Cette situation ne permet pas à Sciences Po, malgré la volonté affichée en façade, d’être une université de rang international. Les candidats à la présidence de Sciences Po n'ont aucune connaissance de ce qu'est réellement le monde académique. Ils se retrouvent totalement complexés dès qu'ils prennent leurs fonctions. Ils se retrouvent face à des présidents d'université qui, eux, sont tous évidemment docteurs et ont une parfaite connaissance de leur champ institutionnel et académique. Les présidents de Sciences Po en viennent à assumer des responsabilités pour lesquelles ils sont totalement incompétents en réalité. Cette situation est désastreuse car Sciences Po est une belle institution qui remonte à Emile Boutmy, pour reconstruire une élite française après la défaite de 1870. Sciences Po mériterait mieux que de servir de paillasson pour les ambitions d'apparatchiks aux dents longues ou de politiques en mal de lumière, ce qu’est devenu Sciences Po.

En quoi les candidatures de Najat Vallaud-Belkacem et de personnalités engagées à gauche sont-elles le dernier exemple en date de l’emprise du wokisme au sein de Sciences Po ?

Jean-Philippe Denis :A l'évidence, il s’agit là de l’un des problèmes de Sciences Po. Gouvernée par le mimétisme du « big is beautiful », l’internationalisation pour faire « grossir » les effectifs de Sciences Po a été menée à à marche forcée et mal conduite. C’est ainsi que les débats des campus américains ont été importés dans le contexte institutionnel français, lequel n'a pourtant rien à voir. Avec plus de 50 % des étudiants de Sciences Po étrangers, les directions successives de Sciences Po ont été complètement débordées par la question du « wokisme » - si tant est que ce concept signifie réellement quelque chose - et du « progressisme ». L’institution de fait........

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