Comment appeler le passage à tabac entraînant la mort d’un mineur de 15 ans, le viol organisé d’une jeune adolescente, piégée par ces « amis » – tortionnaires, l’assassinat d’une très jeune femme, identifiée comme « escort », pour lui voler quelques deniers… ? Ces meurtres et tortures, qui engagent de très jeunes individus, tant du côté des victimes que du côté des bourreaux, se démultiplient. Ils concernaient par le passé les seuls gangs mafieux ; ils sont désormais banalisés. Est-ce cela la violence, celle que l’on désigne comme « pure » ?

Marc Crépon dans ses Sept Leçons sur la violence (Odile Jacob, 2024) nous éclaire. Nous sommes tellement exposés à la violence que nous finissons par confondre l’expérience du réel avec celle de la violence, et nous ne savons plus dès lors la circonscrire, ni même l’expliquer si ce n’est par sa supposée « irréductibilité naturelle ». Car, rappelons-le, des pans entiers de population font chaque jour l’expérience de la violence par la famine, l’exploitation et la domination dans et par la terreur, l’asservissement domestique, l’inceste…

C’est là « la première des inégalités qui divisent le monde ». Crépon dialogue alors avec Max Weber et son concept du monopole de la violence légitime (1919), Walter Benjamin et sa Critique de la violence (1921), Hannah Arendt et son essai Sur la violence (1969), Judith Butler et sa Force de la non-violence (2020)… pour établir sa propre définition de la violence, à savoir celle qui est sous-tendue par la notion du « consentement meurtrier », qui correspond à « l’éclipse de la responsabilité de l’attention, du soin et du secours qu’exigent pour tous et de partout la vulnérabilité et la mortalité d’autrui ». Et de conclure par une maxime superbe : « Il n’y a rien que le calcul mortifère de la violence éclipse davantage que le savoir commun de ce chagrin », entendez ce malheur dont nous faisons tous l’expérience quand nous sommes blessés par la vie et en deuil des êtres les plus chers.

Le 7 octobre 2023, lorsque des hordes terroristes se sont abattues sur les corps en fête et les familles – femmes, enfants, vieillards compris – des kibboutz israéliens, c’est bien ce « lien des pleurs qui est une modalité essentielle de notre interdépendance » que les terroristes ont rompu.

La violence dit cela : votre souffrance n’est rien, n’existe pas, ne compte pas. Elle rend les hommes insensibles aux douleurs des autres. Elle est un processus de déshumanisation intégrale de l’autre, et d’une partie de soi-même, vouée à se cliver. La violence se caractérise par la destruction de la confiance et la réification. Alors s’il y a une leçon à garder en mémoire, ici, c’est celle de ne jamais se résigner à vivre avec.

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QOSHE - L’expérience de la violence - Cynthia Fleury
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L’expérience de la violence

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10.04.2024

Comment appeler le passage à tabac entraînant la mort d’un mineur de 15 ans, le viol organisé d’une jeune adolescente, piégée par ces « amis » – tortionnaires, l’assassinat d’une très jeune femme, identifiée comme « escort », pour lui voler quelques deniers… ? Ces meurtres et tortures, qui engagent de très jeunes individus, tant du côté des victimes que du côté des bourreaux, se démultiplient. Ils concernaient par le passé les seuls gangs mafieux ; ils sont désormais banalisés. Est-ce cela la violence, celle que l’on désigne comme « pure » ?

Marc Crépon dans ses Sept Leçons sur la violence (Odile Jacob, 2024) nous éclaire. Nous sommes tellement exposés à la violence que nous finissons par confondre........

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