Lacan avait défini « lalangue » pour énoncer cette langue dont use parfois l’inconscient pour se dire, dont nous usons pour dire ce qui nous transperce, qui invente des sons, provoque des lapsus ou des jeux/je. Martin Rueff est parti à la recherche de ce « bonheur qui traverse le langage » (Bailly) pour nous proposer un Au bout de la langue (éditions Nous) qui réinterroge ce qui se noue entre la langue, organe de chair, et la langue comme langage et art de la signification, sachant que tout poète va structurellement au bout de la langue, dans l’au-delà du dire.

Martin Rueff joue avec cette « langue » dont Einstein usa pour la tirer et dire à la face du monde quel esprit libre et joueur il était. L’image a été prise le 14 mars 1951, il a 72 ans, s’engouffre dans une voiture alors qu’un photographe le poursuit. « Vous aimerez ce geste parce qu’il est destiné à toute l’humanité. Un civil peut se permettre de faire ce qu’aucun diplomate n’oserait », finira-t-il par commenter.

Dans sa table des matières qui ressemble à une sorte de long poème sinueux, Rueff nous mène par la main pour saisir les caractéristiques de cette « langue », se pencher sur ses fonctions, elle qui sert à nous nourrir, à goûter, à embrasser et à parler ; articuler la poïétique et la poétique ; envisager la langue comme un dedans-dehors, car si la langue organe se cache dans la bouche, la langue-capacité est dans nos têtes, ne s’arrêtant jamais alors même qu’elle peut être silencieuse extérieurement. On pourrait dire de la langue ce mot que saint Augustin réserve à Dieu : « Mais, toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que les cimes de moi-même » (Confessions III, 6, II).

Certes, la langue comme ce qui nous lie à nous-mêmes, mais qui peut d’un même geste nous délier, rompre la parole, mentir, parjurer. La littérature est peuplée de ces « péchés de langue » : dans la Divine Comédie, Dante jette menteurs, hypocrites et autres pécheurs de langue en enfer.

C’est là un livre qui dit peut-être en creux le dilemme qui divise Martin Rueff, à moins qu’il ne l’apaise. Le dernier chapitre fonctionne comme une morale à destination de qui veut : « Où l’on regarde le poète à l’œuvre et l’on comprend que le chien poète n’est pas comme le chien philosophe de Rabelais : quand le chien philosophe rompt l’os à la recherche du sens, le chien poète prend l’air avec la langue. On prend congé. » Voilà une métaphysique sûre : celle de la loyauté et du retrait, de l’errance sur les bouts de la langue, comme d’autres furètent dans les bois ou le long des rivières.

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QOSHE - La langue - Cynthia Fleury
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La langue

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03.04.2024

Lacan avait défini « lalangue » pour énoncer cette langue dont use parfois l’inconscient pour se dire, dont nous usons pour dire ce qui nous transperce, qui invente des sons, provoque des lapsus ou des jeux/je. Martin Rueff est parti à la recherche de ce « bonheur qui traverse le langage » (Bailly) pour nous proposer un Au bout de la langue (éditions Nous) qui réinterroge ce qui se noue entre la langue, organe de chair, et la langue comme langage et art de la signification, sachant que tout poète va structurellement au bout de la langue, dans l’au-delà du dire.

Martin Rueff joue avec cette « langue » dont Einstein usa pour la tirer et dire à la face du monde quel esprit........

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