« Les rachats d’actions ne connaissent pas la crise » titrait récemment Les Échos, journal des milieux financiers [1]. Et de donner les principaux chiffres disponibles pour l’année en cours. Les sociétés françaises cotées ont déjà acquis pour 23,3 milliards d’euros de leurs propres actions à la fin septembre, un record à cette époque de l’année. Parmi les dernières annonces, citons le programme de 640 millions d’euros lancé par Capgemini le 13 octobre, et celui de 400 millions d’euros annoncé par Accor le 10 octobre. Et les Échos d’ajouter qu’on pourrait de nouveau atteindre les 28 milliards d’euros en 2023, après 27,2 milliards l’an dernier et 28,7 milliards en 2021.

Le rachat de ses propres actions par une société est un moyen de rémunération des actionnaires fiscalement avantageux, et complémentaire aux dividendes. Ces actionnaires « pompent » ainsi directement une partie de la trésorerie de l’entreprise. En tête du palmarès, Total Énergies, qui a pleinement bénéficié de la flambée des cours de l’énergie. Porté par les superprofits amassés par le secteur pétrolier, Total Énergies a reversé 6,9 milliards d’euros de dividendes et a effectué 6,4 milliards de rachats d’actions en France l’an dernier. Le secteur bancaire a lui aussi pensé à ses actionnaires : BNP Paribas, a reversé 4,5 milliards sous forme de dividendes et de rachats d’actions, Société Générale et Crédit Agricole ayant reversé respectivement 2,4 milliards d’euros et 3,3 milliards. Après cette opération déjà, intrinsèquement lucrative, les actionnaires conservent tous leurs droits dans la gouvernance de la société.

Sous la pression de l’opinion, le gouvernement avait d’abord annoncé une loi visant à « encadrer les programmes de rachat d’actions », mais la dernière version du projet exclut toute taxe générale et est loin d’être un épouvantail pour les spéculateurs. La veuve de Carpentras, – personnage mythique inventé à l’occasion d’une réunion du commissariat au plan, – archétype de l’actionnaire cupide et timorée – va pouvoir être satisfaite. On la cajole !

C’est l’occasion de revenir à la bataille à mener contre l’usage que font les entreprises des moyens de financement dont elles disposent, des moyens souvent pris sur les salaires, l’emploi, mais aussi sur les crédits publics sensés répondre aux besoins des populations et des territoires. La Veuve de Carpentras n’est responsable que d’une partie des fonds gâchés. Dividendes et rachats d’actions représentent un quart du profit capté sur les richesses créées par le travail. Le reste étant constitué des sommes réemployées directement par l’entreprise pour réinvestir ou pour simplement conforter la structure financière de la société et rassurer les actionnaires. Critiquer les dividendes et les rachats d’actions est indispensable mais bien loin d’être suffisant.

N’oublions pas dans le recensement des sommes à la disposition des entreprises les aides publiques réparties sans contrôle et les ressources obtenues par l’entreprise auprès des banques sous forme de crédits ayant pour contrepartie des intérêts versés. L’argent des dividendes et les rachats d’actions ne représentent certes qu’une partie minoritaire des prélèvements financiers opérés sur la création de richesses. Ne pas prendre en compte l’ensemble des ressources serait donné une image minorée de la financiarisation de l’économie et sous-estimerait les marges de manœuvre potentielles, celles qui permettraient notamment d’engager une réorientation des logiques de développement et viendraient conforter le financement de l’emploi, de la recherche, de nos services publics et de nos institutions sociales. Le mot d’ordre doit être : pas un euro des ressources à la disposition des entreprises ne doit être dépensé sans examen de son utilité à l’aune des critères précités.

[1] Publié le 6 nov. 2023

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La veuve de Carpentras ou comment les marchés financiers sont cajolés

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20.11.2023

« Les rachats d’actions ne connaissent pas la crise » titrait récemment Les Échos, journal des milieux financiers [1]. Et de donner les principaux chiffres disponibles pour l’année en cours. Les sociétés françaises cotées ont déjà acquis pour 23,3 milliards d’euros de leurs propres actions à la fin septembre, un record à cette époque de l’année. Parmi les dernières annonces, citons le programme de 640 millions d’euros lancé par Capgemini le 13 octobre, et celui de 400 millions d’euros annoncé par Accor le 10 octobre. Et les Échos d’ajouter qu’on pourrait de nouveau atteindre les 28 milliards d’euros en 2023, après 27,2 milliards l’an dernier et 28,7 milliards en 2021.

Le rachat de ses propres actions par une société est un moyen de rémunération des actionnaires fiscalement avantageux, et complémentaire aux dividendes. Ces actionnaires « pompent » ainsi directement une partie de la trésorerie de l’entreprise. En tête du palmarès, Total Énergies,........

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