Agathe Paysant (Cie de la Décision) signe la mise en scène de Je n’ai pas le don de parler, d’après des textes de Robert Walser (1878-1956), écrivain suisse de langue allemande 1. Le jeune Kafka et Walter Benjamin, entre autres, le mettaient au plus haut. Le moteur du spectacle, c’est Blanche-Neige, pièce datée de 1901 (l’année où Freud publie Sur le rêve). Robert Walser y interprète, à sa guise, le conte fameux des frères Grimm.

Les sept nains sont passés à la trappe. On n’est pas chez Walt Disney. Nous voici au cœur d’une intrigue dans laquelle, selon l’inspiration ineffable d’un auteur à l’instabilité patente, la lucidité d’instinct la plus vive brosse le tableau cruel de l’innocence bafouée frôlée par le désir, du tabou de l’inceste, de l’adultère et de la scène primitive à l’abri des regards, quand la méchante Reine est censée s’envoyer en l’air avec le Chasseur, lequel, au lieu de tuer Blanche-Neige sur ordre, s’est contenté d’une biche… Ce dispositif mental subtilement pervers, Agathe Paysant et ses comédiens l’offrent sous les aspects d’une fable pour adultes consentants, tout en préservant, du conte, les atours de la probité candide.

C’est d’ailleurs en cela que réside le caractère, proprement merveilleux, d’une représentation fondée sur le persiflage des signes en vigueur dans les fables à destination de l’enfance. Au Prince (Marc-Antoine Vaugeois), fagoté à la mode médiévale, revient le rôle du grand benêt, ver de terre amoureux de l’étoile qu’est la Reine (Nathalie Pivain), experte en mimiques expressives d’une impayable drôlerie. Blanche-Neige (Camille Duquesne), cultive l’ingénuité adorable qui frôle le péché sans y voir malice.

Le persiflage des signes en vigueur dans les fables à destination de l’enfance.

En clôture, dans une fête de fin d’année à l’école, apparaît le Roi (Alban Gérôme) en cocu magnifique. Marc Bertin, qui campe le Chasseur en homme de raison prosaïque, a énoncé, à l’orée du spectacle, un bref autoportrait de Robert Walser. Ce poète ne tenait pas en place, à l’instar de Gérard de Nerval, Jakob Lenz et d’autres qui marchaient main dans la main avec l’ange du bizarre.

Au XIXe siècle, la clinique nommait dromomanie cette impatience des limites qui poussait à l’errance et au nomadisme. Robert Walser, devenu mutique, entendait des voix. Diagnostiqué schizophrène, il fut interné. Quand Blanche-Neige va de long en large sur le plateau recouvert, jusqu’au mur du fond, d’une immense toile noire (scénographie de Simon Restino), on songe à Robert Walser arpentant son monde. La pomme empoisonnée se révèle dans un repli. Agathe Paysant et les siens rendent hommage, avec amour, à un être socialement subalterne, qu’Apollon, par miracle, couronna d’une étoile au front.

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QOSHE - Blanche-Neige sur fond noir - Jean-Pierre Léonardini
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Blanche-Neige sur fond noir

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24.03.2024

Agathe Paysant (Cie de la Décision) signe la mise en scène de Je n’ai pas le don de parler, d’après des textes de Robert Walser (1878-1956), écrivain suisse de langue allemande 1. Le jeune Kafka et Walter Benjamin, entre autres, le mettaient au plus haut. Le moteur du spectacle, c’est Blanche-Neige, pièce datée de 1901 (l’année où Freud publie Sur le rêve). Robert Walser y interprète, à sa guise, le conte fameux des frères Grimm.

Les sept nains sont passés à la trappe. On n’est pas chez Walt Disney. Nous voici au cœur d’une intrigue dans laquelle, selon l’inspiration ineffable d’un auteur à l’instabilité patente, la lucidité d’instinct la plus vive brosse le tableau cruel de........

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