Les rixes mortelles entre groupes de jeunes seraient en augmentation. C’est en tout cas la vision qu’en donnent certains politiques et médias dominants travaillés par la droite et l’extrême droite.

Cécile Mamelin

Vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM)

Bien que magistrate depuis plus de trente ans confrontée au quotidien au passage à l’acte violent dans mes fonctions de juge des enfants ou aux assises, apporter une réponse précise à cette question reste difficile. Partout dans les médias, dans les discours politiques, sur les réseaux sociaux, on affirme péremptoirement et régulièrement « l’ensauvagement » de notre société à chaque fait dramatique impliquant des jeunes – l’exemple récent du jeune Thomas, 16 ans, tué lors d’une fête de village à Crépol en est la dernière et sinistre illustration.

Il ne se passe pas une semaine sans qu’un drame de cette nature ne soit relayé et commenté, sans même parfois se préoccuper de la véracité des faits non encore établie. C’est oublier que chaque époque a connu des drames de cette ampleur et qu’aujourd’hui semble davantage prévaloir le ressenti que les chiffres bruts.

Parler de « jeunes » en matière de délinquance et venir apposer des chiffres précis en face est une gageure. Les statistiques actuelles du ministère de la Justice ne font la distinction qu’entre les faits commis par des mineurs (soit les moins de 18 ans) et ceux commis par des majeurs. On ne trouve plus aucune donnée (c’était encore le cas en 2005) sur la délinquance des jeunes âgés de 18 à 25 ans. Les chiffres clés de 2022 démontrent qu’à peine 6 % des auteurs poursuivis sont des mineurs sur l’ensemble des faits recensés. Il est vrai cependant que les maisons d’arrêt sont remplies majoritairement de jeunes adultes.

Selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), ces débats étaient les mêmes au début du XXe siècle, or la perception d’une recrudescence de la violence, voire de l’ultraviolence par les policiers et les magistrats manque d’indicateurs pertinents, puisque sur la notion d’intensité de la violence, aucun élément n’existe pour quantifier des faits pouvant aller d’une simple claque au passage à tabac.

Toujours selon l’ONDRP, il est un fait indéniable, cependant : la prévalence des homicides a atteint 1,45 pour 100 000 habitants en 2019, contre 1,27 dix ans plus tôt. L’augmentation est encore plus sensible si l’on prend en compte les tentatives. En 2022, 1 950 mineurs ont été renvoyés pour jugement devant le tribunal pour enfants, après une mesure d’information judiciaire (donc, pour les faits les plus graves), sur un total de 32 000 auteurs renvoyés après instruction. Parallèlement, nous constatons tous que la société est de moins en moins tolérante, et qu’ainsi on porte davantage plainte qu’auparavant. La complexité des faits doit donc inviter à la prudence dans l’analyse.

Selon Françoise Héritier, anthropologue et ethnologue, la violence n’est pas innée chez l’homme. Elle s’acquiert par l’éducation et la pratique sociale. Quelles sont aujourd’hui cette éducation et cette pratique sociale ? Voilà peut-être les bonnes questions à poser, plutôt que celle du simple constat froid qui ne fera jamais avancer le véritable débat de fond : la violence peut-elle être éradiquée de la société humaine et chez nos jeunes et comment ?

Thomas Sauvadet

Enseignant-chercheur à l’université Paris-Est Créteil (Upec), spécialiste des bandes

Les bandes de jeunes dans les 1 200 quartiers de la politique de la ville (QPV) représentent environ 10 % des garçons des QPV (environ une centaine par quartier) et se différencient des autres jeunes par leur appropriation illégale de l’espace. Ils sont « chez eux » dans la rue, avec un fort sentiment de propriété et de légitimité.

Les témoins et victimes de leurs délits évitent les commissariats et tribunaux. Les statistiques du gouvernement ne mesurent pas cette violence qui « ne remonte pas ». Plusieurs évolutions accréditent la thèse de l’aggravation de la violence des bandes de jeunes en comparaison de celles de la seconde moitié du XXe siècle.

La précarisation du marché légal du travail a réduit leurs opportunités alors même que le développement de la société de consommation a accru leurs attentes consuméristes. Une illusoire « démocratisation du luxe » participe de l’aliénation des classes populaires, des jeunes des bandes en particulier. La frustration crée l’agressivité.

Le fantasme de l’accès aux biens et services de luxe a été alimenté par la professionnalisation des trafics de stupéfiants. Celle-ci commence dans les années 1990 et aboutit dans les années 2000 à un grand banditisme tout droit sorti de quartiers résidentiels populaires qui n’avaient jamais connu un tel niveau d’organisation criminelle. Les bandes d’adolescents gravitent aujourd’hui autour d’économies criminelles, s’y intègrent ou imitent simplement leurs méthodes.

Cette évolution s’est traduite culturellement par l’émergence et le succès du gangsta rap, le style musical préféré des adolescents des bandes. Ils y admirent des voyous « sortis du ghetto » et écoutent des « narcocorridos » français leur vanter les exploits de criminels endurcis.

Enfin la transformation des bandes est aussi liée à la nouvelle problématique « raciale ». Dans les grandes villes et leur banlieue, le recrutement des bandes concernait jadis des adolescents de l’exode rural, puis des immigrations européennes au milieu du XXe siècle. Il se concentre aujourd’hui sur les immigrations africaines. La couleur de la peau joue dès lors un rôle dans les logiques de différenciation et d’hostilité des bandes à l’encontre de leur environnement.

Leur expérience du racisme dépend en grande partie de leurs relations conflictuelles avec la police, dont elles sont une « clientèle habituelle », comme autrefois les bandes d’Apaches ou de blousons noirs. Cette expérience du racisme, réelle ou fantasmée, légitime en retour la violence des bandes.

Elle radicalise leur opposition aux représentants de « la société », une « société blanche » forcément « postcoloniale » et « raciste », et aux « collabos » qualifiés de « harkis » ou « Bounty ». Le sentiment de discrimination transforme la violence prédatrice des bandes en actes de « résistance », en oubliant que les premières victimes de cette violence sont les habitants des quartiers populaires.

Voyoucratie et travail social. Enquêtes dans les QPV, de Thomas Sauvadet, éditions du Croquant, 2023.

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Les jeunes sont-ils plus violents aujourd’hui ? (2/2)

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13.12.2023

Les rixes mortelles entre groupes de jeunes seraient en augmentation. C’est en tout cas la vision qu’en donnent certains politiques et médias dominants travaillés par la droite et l’extrême droite.

Cécile Mamelin

Vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM)

Bien que magistrate depuis plus de trente ans confrontée au quotidien au passage à l’acte violent dans mes fonctions de juge des enfants ou aux assises, apporter une réponse précise à cette question reste difficile. Partout dans les médias, dans les discours politiques, sur les réseaux sociaux, on affirme péremptoirement et régulièrement « l’ensauvagement » de notre société à chaque fait dramatique impliquant des jeunes – l’exemple récent du jeune Thomas, 16 ans, tué lors d’une fête de village à Crépol en est la dernière et sinistre illustration.

Il ne se passe pas une semaine sans qu’un drame de cette nature ne soit relayé et commenté, sans même parfois se préoccuper de la véracité des faits non encore établie. C’est oublier que chaque époque a connu des drames de cette ampleur et qu’aujourd’hui semble davantage prévaloir le ressenti que les chiffres bruts.

Parler de « jeunes » en matière de délinquance et venir apposer des chiffres précis en face est une gageure. Les statistiques actuelles du ministère de la Justice ne font la distinction qu’entre les faits commis par des mineurs (soit les moins de 18 ans) et ceux commis par des majeurs. On ne trouve plus aucune donnée (c’était encore le cas en 2005) sur la délinquance des jeunes âgés de 18 à 25 ans. Les chiffres clés de 2022 démontrent qu’à peine 6 % des auteurs poursuivis sont des mineurs sur........

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