« Golfes-tu ? » Venant du professeur Kenneth Madsen, qui m’a plutôt habituée à arpenter le désert à la recherche de marqueurs frontaliers, un sac sur le dos et un calepin à la main, le texto était pour le moins surprenant. « Je suis à Eagle Pass », ajoute-t-il. Tout s’explique, lui ai-je répondu.

En effet, la petite ville tranquille d’Eagle Pass, au Texas, est devenue le jouet de forces politiques qui la dépassent. Car jeudi dernier, les deux candidats — démocrate et républicain — à la présidentielle ont visité simultanément la frontière texane. Un fait inédit. Et ces déplacements concomitants ont confirmé l’évidence : l’immigration — et par capillarité, la frontière — est le sujet central de cette année présidentielle. Pour l’instant.

Pour cette raison, le candidat démocrate s’est rendu à la pointe la plus méridionale des États-Unis continentaux, à Brownsville. Le républicain était à Eagle Pass justement, dans le parc au bord du fleuve. Or, l’histoire raconte que c’est là, en juin 1865, que les derniers confédérés ont coulé leur drapeau attaché à une pierre dans le Río Grande, plutôt que de l’abandonner — une histoire glorifiée dans un film avec John Wayne (The Undefeated, 1969). Leur meneur (Joseph O. Shelby), lui, a donné son nom à un parc d’Eagle Pass, le Shelby Park. Au Texas, le passé n’est jamais bien loin.

L’avenir non plus. Shelby Park est aujourd’hui de nouveau un champ de bataille, celui de l’élection générale à venir à l’automne. Un terrain d’affrontement politique : cet espace public a été investi fin janvier par l’État du Texas et ses troopers, évinçant les forces fédérales et interdisant son accès aux citoyens. Le motif ? La « faillite du gouvernement fédéral », si l’on se réfère aux déclarations du gouverneur Abbott (qui flirte pour ce faire avec les théories de la guerre civile).

Shelby Park est aussi le symbole d’une impasse construite sur une guerre de tranchées politiques. Côté démocrate, c’est l’emblème, selon le président en exercice, du déraillement d’une vraie réforme migratoire du fait de la frange MAGA au Congrès. Côté républicain, c’est le témoin de « l’invasion de Joe Biden ». La réalité est que cette réforme n’aurait rien réglé, de la même manière qu’une alternance politique ne réduira pas les flux.

Toute mesure band-aid, faute d’une réforme substantielle et improbable, ne contribuera, comme par le passé, qu’à tasser les chiffres des migrations pour un temps. Car les frontières, démarcations des limites de l’État, sont de fait mondialisées, elles appartiennent à un continuum qui les lie les unes aux autres, un maillage tissé sur les événements politiques, sociaux et climatiques, les politiques des États de transit et d’accueil, le financement et la structuration des mécanismes de filtrage, bien en amont de la ligne frontalière. Ce que devrait prendre en compte une véritable réforme des politiques migratoires — aux États-Unis comme ailleurs — pour être fonctionnelle… et humaine.

Mais voilà. Le vent souffle dans l’autre sens : de réforme de grande ampleur, il n’y aura point. Cela supposerait une gestion à long terme, bien loin des exigences électoralistes de l’année. Improbable. Car cette semaine, un sondage montre que, pour la première fois, une majorité d’Américains est favorable au mur frontalier — une monstruosité qui ne fait que décaler, différer et enterrer les flux. Ce sondage confirme également que l’immigration a supplanté toutes les autres préoccupations des Américains, alors que les immigrants « illégaux » (entendre, les personnes qui sont sur le territoire américain sans documents — ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas entrés légalement) représentent environ 4,5 % de la population.

La prégnance de cet enjeu, ainsi défini dans l’enceinte politique, se traduit par l’adhérence de certaines données et l’évanescence d’autres. Ainsi en va-t-il des chiffres brandis par la Customs and Border Protection des « encounters » (rencontres) à la frontière. Or, ces chiffres relèvent eux aussi de la sphère politique dans la mesure où ils incluent — à dessein, toute bureaucratie ayant besoin de justifier son existence — de multiples catégories de « rencontres » : gonflées par l’inclusion des demandes légitimes d’asile, des mêmes personnes arrêtées de multiples fois, des interpellations loin de la ligne frontalière elle-même et des personnes expulsées derechef. Ces chiffres participent de ces insécurités. Alors qu’il faudrait faire la distinction entre les « hordes de migrants » que paraissent révéler ces chiffres et les réalités très variables d’un bord à l’autre de la frontière, les chiffres marquent les esprits.

À l’inverse, la projection établie par le Congressional Budget Office selon laquelle le PIB du pays augmentera de 7000 milliards de dollars sur la prochaine décennie en raison de la seule immigration, paraît se perdre dans les abysses politiques sans jamais se conjuguer au discours ambiant.

En période électorale, il n’y a plus grand place pour la nuance, alors que le slogan et le cliché prévalent — ce qu’au demeurant, le Canada a sans doute en tête lorsqu’il est amené à penser sa gestion frontalière.

Ainsi, d’un côté, le Parti démocrate ne parvient pas à reprendre le contrôle de l’ordre du jour politique dans un domaine qui ne représente pas sa force. De l’autre, le candidat républicain a depuis longtemps tracé son sillon dans un espace qu’il a fait sien.

Les agents à qui Kenneth Madsen a posé la question de l’accessibilité du Shelby Park lui ont répondu que « le parc était fermé en raison de sa dangerosité et de la proximité des cartels », m’écrit-il. Or, pendant ce temps, au quatrième trou, adjacent à Shelby Park, les golfeurs frappent leurs balles entre un conteneur hérissé de barbelés tranchants au bord du Río Grande et des véhicules militaires blindés. « Quel paradoxe ! » me texte-t-il encore. « Quel paradoxe que de pouvoir accéder à la ligne frontalière si l’on a des clubs de golf, et de se faire chasser, quelques mètres plus loin, du parc public. » Et d’ajouter, ironiquement, qu’on est peut-être moins vulnérable, armé d’un club de golf… La frontière-spectacle n’a donc pas fini d’être mise en scène.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - La frontière mise en scène - Élisabeth Vallet
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La frontière mise en scène

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03.03.2024

« Golfes-tu ? » Venant du professeur Kenneth Madsen, qui m’a plutôt habituée à arpenter le désert à la recherche de marqueurs frontaliers, un sac sur le dos et un calepin à la main, le texto était pour le moins surprenant. « Je suis à Eagle Pass », ajoute-t-il. Tout s’explique, lui ai-je répondu.

En effet, la petite ville tranquille d’Eagle Pass, au Texas, est devenue le jouet de forces politiques qui la dépassent. Car jeudi dernier, les deux candidats — démocrate et républicain — à la présidentielle ont visité simultanément la frontière texane. Un fait inédit. Et ces déplacements concomitants ont confirmé l’évidence : l’immigration — et par capillarité, la frontière — est le sujet central de cette année présidentielle. Pour l’instant.

Pour cette raison, le candidat démocrate s’est rendu à la pointe la plus méridionale des États-Unis continentaux, à Brownsville. Le républicain était à Eagle Pass justement, dans le parc au bord du fleuve. Or, l’histoire raconte que c’est là, en juin 1865, que les derniers confédérés ont coulé leur drapeau attaché à une pierre dans le Río Grande, plutôt que de l’abandonner — une histoire glorifiée dans un film avec John Wayne (The Undefeated, 1969). Leur meneur (Joseph O. Shelby), lui, a donné son nom à un parc d’Eagle Pass, le Shelby Park. Au Texas, le passé n’est jamais bien loin.

L’avenir non plus. Shelby Park est aujourd’hui de nouveau un champ de bataille, celui de l’élection générale à venir à l’automne. Un terrain d’affrontement politique : cet espace public a été investi fin janvier par l’État du Texas et ses troopers, évinçant........

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