Parfois, une taxe en cache une autre. La volonté du gouvernement Trudeau d’imposer plus durement le gain en capital d’une minorité de particuliers et d’entreprises a monopolisé l’attention la semaine dernière. Mais une autre taxe qu’on a vite oubliée pourrait avoir un impact beaucoup plus grand sur l’économie du pays.

« Le gouvernement va de l’avant avec son plan de mettre en place sa taxe sur les services numériques », a déclaré durant la présentation de son budget pour l’exercice financier 2024-2025 la ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland. « Face aux délais incessants dans la mise en place d’un traité international et multilatéral, le Canada ne peut plus se permettre d’attendre. »

La taxe sur les services numériques a été détaillée l’an dernier. Elle a été confirmée la semaine dernière. Elle s’élève à 3 % des revenus générés au Canada par des entreprises qui offrent des services en ligne de place de marché, qui vendent de la publicité en ligne, qui sont propriétaires d’un réseau social ou qui transigent des données d’utilisation récoltées sur l’une ou l’autre de ces plateformes.

Les entreprises assujetties sont celles dont les revenus mondiaux surpassent 1,1 milliard de dollars et dont au moins 20 millions de ces revenus proviennent du Canada. Cette taxe devrait permettre au trésor fédéral de s’enrichir de 6 milliards au cours des cinq prochaines années — et peut-être plus, étant donné qu’elle est rétroactive au 1er janvier 2022.

Ottawa a formulé sa loi pour s’attaquer très précisément aux géants américains du numérique : Alphabet (la société mère de Google), Amazon, Apple et Meta. Elle risque d’affecter quand même d’autres entreprises, comme Airbnb, DoorDash, Expedia, etc.

La taxe est présentée par le gouvernement comme un moyen de rapatrier au pays des revenus qui fuient vers d’autres pays en raison du modèle sans frontières et fiscalement inégalitaire de l’économie numérique : une multinationale qui établit son siège social dans un pays où l’impôt des entreprises est au plus bas jouira d’un avantage certain sur ses rivales.

Cette taxe canadienne, d’ailleurs, est le résultat de l’impuissance de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) d’accoucher d’une solution plus globale, qui impliquerait des pays autres que le Canada. Évidemment, tous les membres de l’OCDE ne sont pas perdants au jeu de l’économie numérique. Les États-Unis, l’Irlande et les Pays-Bas, pour n’en nommer que trois, ont intérêt à ce que les choses restent comme elles sont.

Bref, pour financer une hausse des dépenses à venir de son gouvernement, Chrystia Freeland a décidé de lâcher le troupeau et envoie le Canada en découdre en solitaire avec des entreprises qui, elles l’ont déjà prouvé dans la dernière année, n’ont pas peur des menaces gouvernementales.

La Loi sur les nouvelles en ligne l’a bien démontré : si les conditions du marché leur sont défavorables, ces entreprises sont prêtes à tout simplement quitter. Meta l’a fait ; pas Alphabet.

Ce coup-ci, personne ne s’en va nulle part, mais comme le redoute la Chambre de commerce du Canada, on peut imaginer que ceux qui vont véritablement payer cette taxe de 3 % seront… les entreprises et les consommateurs canadiens qui font affaire avec les géants du numérique. « Votre prochain achat en ligne, votre prochain repas livré, vos prochaines vacances risquent de vous coûter plus cher » en raison de cette nouvelle taxe, avertit-elle sur le ton de l’épouvante.

Elle n’a pas tout à fait tort : la France a adopté sa propre taxe de 3 % sur le numérique il y a cinq ans. Comme le Canada, l’Hexagone s’est lancé seul, ses partenaires de l’Union européenne préférant temporiser. Le résultat : le prix des services numériques offerts en France a monté d’un pourcentage équivalent à la taxe imposée par le gouvernement français. Il n’y a pas lieu d’imaginer que la situation sera différente au Canada au cours des prochains mois.

Il y a pire encore. Pour deux raisons. D’abord, les États-Unis ont déjà fait connaître leur mécontentement face à cette taxe toute canadienne qui semble principalement viser des entreprises états-uniennes. Ensuite, il y a l’Accord Canada–États-Unis–Mexique — l’ACEUM pour les intimes. Cet accord de libre-échange, entré en vigueur en 2020, est à renégocier au plus tard en 2026. Après ça, il sera bon pour les 16 années suivantes.

Imaginez comment ça va se passer autour de la table des négociations lorsque les négociateurs américains accueilleront leurs homologues canadiens… Pis encore, imaginez ce que dira le président américain de cette taxe, et comment il voudra renégocier son partenariat avec le Canada, si ce président s’appelle… Donald Trump.

Il serait surprenant que Chrystia Freeland ne soit pas consciente du risque que comporte sa nouvelle taxe. Après tout, c’est elle qui a piloté les négociations qui ont mené à l’ACEUM. Elle fait également partie des gens qui, à Ottawa, se préparent déjà à le renégocier dans deux ans.

Pourquoi adopter une loi qui risque de nuire aux négociations ? Peut-être que Mme Freeland, consciente de l’impopularité de son gouvernement, a décidé de laisser un cadeau à son éventuel successeur, s’il advenait, comme l’indiquent les sondages ces jours-ci, que les conservateurs s’emparent du pouvoir à l’automne 2025…

Un cadeau empoisonné de 6 milliards de dollars.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - La taxe empoisonnée de 6 milliards de dollars - Alain Mckenna
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La taxe empoisonnée de 6 milliards de dollars

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22.04.2024

Parfois, une taxe en cache une autre. La volonté du gouvernement Trudeau d’imposer plus durement le gain en capital d’une minorité de particuliers et d’entreprises a monopolisé l’attention la semaine dernière. Mais une autre taxe qu’on a vite oubliée pourrait avoir un impact beaucoup plus grand sur l’économie du pays.

« Le gouvernement va de l’avant avec son plan de mettre en place sa taxe sur les services numériques », a déclaré durant la présentation de son budget pour l’exercice financier 2024-2025 la ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland. « Face aux délais incessants dans la mise en place d’un traité international et multilatéral, le Canada ne peut plus se permettre d’attendre. »

La taxe sur les services numériques a été détaillée l’an dernier. Elle a été confirmée la semaine dernière. Elle s’élève à 3 % des revenus générés au Canada par des entreprises qui offrent des services en ligne de place de marché, qui vendent de la publicité en ligne, qui sont propriétaires d’un réseau social ou qui transigent des données d’utilisation récoltées sur l’une ou l’autre de ces plateformes.

Les entreprises assujetties sont celles dont les revenus mondiaux surpassent 1,1 milliard de dollars et dont au moins 20 millions de ces revenus proviennent du Canada. Cette taxe devrait permettre au trésor fédéral de s’enrichir de 6 milliards au cours des cinq prochaines années — et........

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