Le hasard fait drôlement les choses. La mort d’Yves Michaud, victime d’une motion injuste de l’Assemblée nationale il y a près d’un quart de siècle, a coïncidé à quelques jours près avec un nouveau dérapage de l’institution, qui a laissé son jugement à la porte en condamnant sans réfléchir un arrêt récent de la Cour suprême.

Le 14 mars dernier, l’Assemblée nationale a adopté une motion unanime, à l’instigation de la ministre des Relations internationales et de la Condition féminine, Martine Biron, dénonçant un arrêt récent de la Cour suprême sur une affaire d’agression sexuelle en provenance de la Colombie-Britannique (l’arrêt R. c. Kruk). Le scandale ayant justifié l’opprobre unanime de l’Assemblée nationale se trouve au paragraphe 109 d’un arrêt qui en compte 249. « Lorsqu’une personne ayant un vagin témoigne de manière crédible et avec certitude… » Le tribunal en rajoute en déplorant le choix « regrettable » du juge du procès d’utiliser les mots « une femme ».

L’Assemblée nationale a vite reproché à la Cour suprême son « choix des mots », tout en se dissociant de l’utilisation de termes ou de concepts « contribuant à invisibiliser les femmes ». C’est à se demander si les élus ont pris la peine de lire la décision. Il y est abondamment mentionné que la victime de cette agression est, tenez-vous bien, « une femme ». Ce mot revient près de 40 fois dans les explications du tribunal (67 fois en incluant les références bibliographiques) alors que la personne avec un vagin n’y apparaît qu’une seule fois. Quant au choix « regrettable » des mots « une femme », une lecture attentive du passage fait plutôt ressortir que la Cour suprême déplore, d’une manière une peu confuse, un problème de généralisation. Elle aurait préféré que le juge de première instance substitue les termes « une femme » à « cette femme », en l’occurrence la plaignante, dans son appréciation de la preuve.

Comme symbole de l’invisibilité des femmes, il y a pire dans notre société : la sous-représentation des femmes dans les conseils d’administration et dans les postes de haute direction, l’écart salarial pour des fonctions comparables, l’iniquité dans la répartition des tâches ménagères, la violence conjugale, l’inconduite sexuelle, la misogynie rampante des médias sociaux et d’influenceurs nouveau genre, la sextorsion, l’exploitation sexuelle… Pour une Assemblée nationale chevaleresque, il y a des injustices plus choquantes qu’un arrêt de la Cour suprême mal compris pour s’indigner et réclamer les pleins droits à l’égalité pour les femmes.

C’est le seul point avec lequel nous sommes en accord avec la ministre Biron, qui persiste et signe avec sa motion. Malgré les avancées importantes pour les droits des femmes, ce combat pour l’égalité est perpétuel. Toutefois, la ministre Biron perd de sa superbe en utilisant le mauvais prétexte d’un arrêt de la Cour suprême pour défendre une bonne cause. Cette affaire découle des vices du cycle de la nouvelle et de la paralysie de la réflexion critique qu’il entraîne parfois chez les personnes les mieux intentionnées du monde. C’est ainsi qu’une chronique du National Post en a inspiré une autre, encore plus alarmiste et approximative, dans Le Journal de Montréal. Et le débat était lancé, sur de bien faibles assises intellectuelles. Il est en soi affolant de constater que l’Assemblée nationale peut faire de si grands gestes sur une si piètre base factuelle.

La semaine dernière, le Parti libéral du Québec (PLQ) et Québec solidaire (QS) ont reconnu des erreurs dans l’adoption de la motion. « Ce n’était pas une bonne journée, cette fois-là », a admis d’emblée le chef intérimaire libéral, Marc Tanguay. « C’est allé beaucoup trop vite jeudi dernier », a renchéri le co-porte-parole solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois.

À l’inverse, la Coalition avenir Québec (CAQ) et le Parti québécois (PQ) se sont enlisés dans leur défense obstinée de la motion. Le premier ministre, François Legault, a affirmé qu’il n’avait pas lu l’arrêt avant de voter en faveur de la motion. L’aveu rend sa démarche encore plus édifiante. Pour la CAQ et le PQ, il semble que l’aversion au wokisme justifie bien des dérives. C’est une manière d’envisager la politique comme la somme de nos divisions. Comme il est commode de compter sur un bouc émissaire, réel ou imaginé, pour se porter garant de la nation.

C’est dans ce contexte que le « Robin des banques », journaliste, diplomate et ardent défenseur de la langue française, Yves Michaud, a rendu l’âme le 19 mars dernier. L’Assemblée nationale n’a jamais corrigé l’affront d’une motion de blâme unanime prononcée contre lui, en décembre 2000, en se basant sur des propos qu’il n’avait pas tenus et sans lui avoir donné la chance de s’expliquer. Le premier ministre, qui siégeait comme député péquiste à l’époque, ne regrette aucunement son vote.

Il y a de ces leçons que les élus n’apprendront jamais, afin d’éviter de piétiner injustement les faits et les réputations dans la poursuite du bien commun. Que vaut une motion ? Pas plus que le jugement des personnes qui la portent, hélas.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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Que vaut une motion?

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25.03.2024

Le hasard fait drôlement les choses. La mort d’Yves Michaud, victime d’une motion injuste de l’Assemblée nationale il y a près d’un quart de siècle, a coïncidé à quelques jours près avec un nouveau dérapage de l’institution, qui a laissé son jugement à la porte en condamnant sans réfléchir un arrêt récent de la Cour suprême.

Le 14 mars dernier, l’Assemblée nationale a adopté une motion unanime, à l’instigation de la ministre des Relations internationales et de la Condition féminine, Martine Biron, dénonçant un arrêt récent de la Cour suprême sur une affaire d’agression sexuelle en provenance de la Colombie-Britannique (l’arrêt R. c. Kruk). Le scandale ayant justifié l’opprobre unanime de l’Assemblée nationale se trouve au paragraphe 109 d’un arrêt qui en compte 249. « Lorsqu’une personne ayant un vagin témoigne de manière crédible et avec certitude… » Le tribunal en rajoute en déplorant le choix « regrettable » du juge du procès d’utiliser les mots « une femme ».

L’Assemblée nationale a vite reproché à la Cour suprême son « choix des mots », tout en se dissociant de l’utilisation de termes ou de concepts « contribuant à invisibiliser les femmes ». C’est à se demander si les élus ont pris la peine de lire la décision. Il y est abondamment mentionné que la victime de cette agression est, tenez-vous bien, « une femme ». Ce mot........

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