On l’aura appris dans un magazine français. Enfin, presque. Plutôt un magazine américain publié en France. Cela nous en dit déjà beaucoup. C’est en effet le magazine Vogue qui nous aura révélé la nouvelle au détour d’une phrase. Une toute petite information glissée entre deux lignes d’une longue entrevue. Mais elle aussi en dit beaucoup. Ainsi, Céline Dion parlerait anglais à ses enfants.

On n’en fera pas une histoire. Chacun règle sa vie privée comme il l’entend. Mais chacun sait aussi comment nombre d’enfants élevés dans cette sorte de bilinguisme très particulier que l’on trouve au Canada ont toutes les chances de finir par parler cette variété de français elle aussi très particulière qui caractérise par exemple le premier ministre canadien. Je prends cet exemple parce qu’il est le plus parlant, mais on pourrait citer des milliers de cas semblables où les mots sont tous en français, mais tout le reste en anglais. La pensée aussi.

Le même jour, je suis tombé sur cet article nous révélant que les élèves d’une école secondaire de l’ouest de Montréal réclamaient le droit de s’exprimer en anglais hors des cours. Ici, on n’assiste pas à la disparition du français, mais à une forme de bilinguisation généralisée que l’on pourrait qualifier de louisianisation. On pardonnera au correspondant étranger, pourtant à mille kilomètres de Vaudreuil, de ne pas rester insensible à une telle nouvelle. D’autant qu’il aurait pu entendre sensiblement la même chose dans un collège de la banlieue parisienne. Bien sûr, ici, il ne s’agit pas de l’anglais, mais on y constate le même désintérêt et le même renoncement à l’égard de la culture française.

Le point commun entre Vaudreuil et Romans-sur-Isère, c’est ce qu’il faut bien appeler la submersion migratoire. Dans les deux cas, une population issue de l’immigration en est venue à constituer une majorité suffisamment imposante pour freiner ou carrément stopper son intégration. Bref, la majorité n’a plus le nombre pour imposer sa langue, ses moeurs et sa culture. À ce stade, ce n’est plus une question de bon ou de mauvais vouloir, de services adéquats ou inadéquats, encore moins de bienveillance et d’accueil. Simplement de nombre.

C’est l’académicien Jean Clair qui écrivait, après avoir longtemps vécu aux États-Unis, qu’il avait quitté ce pays le jour où il avait découvert avec stupeur qu’il rêvait en anglais. Pas sûr que les jeunes de Vaudreuil et de Romans-sur-Isère rêvent dans la langue et la culture de Molière.

Contrairement à ce qu’on nous serine à coeur de jour, il faut des années pour développer un attachement à une culture ou à une langue et en déployer toutes les racines. C’est encore plus vrai, à l’époque de l’effondrement scolaire, pour une langue où l’écrit a toujours mené le bal avec ses liaisons, ses terminaisons, ses genres grammaticaux, l’extrême finesse de son « e » muet et ces multiples nuances qui en font toute la difficulté, mais aussi l’extraordinaire beauté.

Laisser croire que l’on devient Français ou Québécois et qu’on parle correctement le français en quelques années ou même en une seule génération est déjà un mensonge — demandez-le à la gouverneure générale du Canada ! Pour ne pas dire une escroquerie inventée par ces gestionnaires du désordre planétaire pour qui les migrants ne sont au fond qu’une forme de bétail humain que l’on déplace d’un continent à l’autre au gré des besoins du moment. Rien de plus normal que cette déculturation — aussi appelée « décivilisation » — d’une population apatride qui n’a plus les repères de son pays d’origine et à qui il faudra un temps long pour en acquérir de nouveaux. Comment s’étonner dans ce contexte que la langue et la culture du maître s’imposent tout naturellement ?

Car la mondialisation, elle, n’attend pas. Ajoutez à ce constat l’idéologie décoloniale — qui, étrangement, s’exprime le plus souvent en anglais — et vous comprendrez pourquoi dans ces milieux, en France comme au Québec, le français et sa culture sont souvent considérés avec une certaine morgue. De là à ce que les défenseurs du français soient demain qualifiés d’extrême droite, il n’y a qu’un pas. Je suis prêt à prendre les paris.

Tout cela survient, comme l’écrit le sociolinguiste Lionel Meney, à un moment où l’on assiste à « la réduction progressive du territoire du français, du nombre de situations dans lesquelles son usage est possible, voire nécessaire, sa perte d’influence comme langue de communication internationale, de la diplomatie, des sciences, des techniques du commerce, des sports et de la culture ».

Dans son dernier livre (Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais, PUL), Meney fait le relevé minutieux de la progression de l’anglais en France et de sa pénétration jusque dans la morphologie de la langue. Vous l’aurez compris, Meney n’est pas de ces linguistes qui se contentent de dire béatement que « la langue évolue ».

Un poncif auquel l’écrivain Alain Borer avait fort justement répondu que si « la langue évolue, le cancer aussi ».

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Sale temps pour le français - Christian Rioux
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Sale temps pour le français

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26.04.2024

On l’aura appris dans un magazine français. Enfin, presque. Plutôt un magazine américain publié en France. Cela nous en dit déjà beaucoup. C’est en effet le magazine Vogue qui nous aura révélé la nouvelle au détour d’une phrase. Une toute petite information glissée entre deux lignes d’une longue entrevue. Mais elle aussi en dit beaucoup. Ainsi, Céline Dion parlerait anglais à ses enfants.

On n’en fera pas une histoire. Chacun règle sa vie privée comme il l’entend. Mais chacun sait aussi comment nombre d’enfants élevés dans cette sorte de bilinguisme très particulier que l’on trouve au Canada ont toutes les chances de finir par parler cette variété de français elle aussi très particulière qui caractérise par exemple le premier ministre canadien. Je prends cet exemple parce qu’il est le plus parlant, mais on pourrait citer des milliers de cas semblables où les mots sont tous en français, mais tout le reste en anglais. La pensée aussi.

Le même jour, je suis tombé sur cet article nous révélant que les élèves d’une école secondaire de l’ouest de Montréal réclamaient le droit de s’exprimer en anglais hors des cours. Ici, on n’assiste pas à la disparition du français, mais à une forme de bilinguisation généralisée que l’on pourrait qualifier de louisianisation. On pardonnera au correspondant........

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