« Your vacation, my eviction. » Vu à Lisbonne, dernièrement, ce graffiti m’a interpellée. Les effets du phénomène Airbnb sont partout sur la planète, entraînant dans leur course une détérioration de la qualité de vie des locaux par les nuisances et la réduction du parc locatif. Voilà qui est contradictoire, puisque le touriste choisit bien souvent sa destination pour… sa qualité de vie.

Il faut sévir contre les « hôtes » délinquants, comme tente de le faire la nouvelle Loi sur l’hébergement touristique, mais il faut aussi sensibiliser à l’idée inconfortable que tout séjour hors des tracés touristiques a des répercussions sur la destination. En planifiant un voyage, on fait des choix basés sur nos émotions, ou par simplicité, tout en nuisant parfois aux intérêts des locaux. Ici comme ailleurs, l’expérience de « vivre comme un local » prônée par les plateformes mettant en lien des particuliers se faufile entre les lois.

Sans se restreindre à la location d’un logis, cette tendance touche aussi les activités touristiques tel un tour de ville avec un « guide » (sans permis) ou une activité culinaire (sans respect des exigences sur les aliments, l’hygiène et la salubrité). Non seulement les citoyens, mais aussi les entreprises, les travailleurs, les consommateurs et les gouvernements en sont perdants.

Le tourisme durable n’est pas qu’un principe écologique ; il comprend aussi l’apport social et économique. Il faut donc encourager et faire briller les entreprises touristiques locales, pas moins authentiques que les offres de particuliers, et qui sont dans le giron des lois protégeant le public et les travailleurs. Car ces entreprises doivent payer des taxes, respecter les normes du travail, le code du bâtiment et ses règlements, les normes de sécurité incendie ; elles sont sensibilisées à la nécessité de rendre leurs établissements accessibles pour les personnes en situation de handicap, sensibilisés au fait linguistique ; elles sont soumises à différents permis, par exemple pour l’alcool, les aliments ou l’occupation du territoire. Ces lois et règlements sont à l’image de notre identité nationale ; ils doivent baliser l’expérience touristique.

Le phénomène préoccupant du surtourisme a bien implanté l’idée voulant que le fait d’être un touriste ne soit pas un rôle à embrasser. Porté par sa quête d’authenticité, le voyageur veut montrer qu’il appartient à la destination. Il n’est pas qu’opportuniste ! Dans la foulée, c’est l’écosystème touristique « traditionnel » qui est taxé d’être moins authentique que les offres de particuliers. Oublions-nous que l’expérience touristique locale n’est qu’une tendance, une invention marketing dont le principal but est de vendre ?

Sur Airbnb, l’« hôte », personnifié par son nom et sa biographie, nous induit la bonne conscience d’aider une personne à laquelle on s’identifie, une personne sincère avec sa petite business sans prétention. Ces hôtes sont souvent, derrière l’image, des compagnies. Jouer sur nos émotions est la force de ce message aveuglant créé par Airbnb, qui est en premier lieu une multinationale dont la capitalisation boursière vaut des dizaines de milliards.

S’il faut sévir contre les hôtes délinquants ici au pays, il faut aussi sensibiliser les utilisateurs de ces plateformes et se responsabiliser collectivement. Voyager nous porte dans un espace-temps en marge de notre réalité, scindant le continuum de nos vies. Un espace-temps où tout est moins grave, où les valeurs sont moins strictement suivies parce que « ce n’est que pour un temps », parce qu’on ne s’informe pas sur les coutumes et les lois, parce qu’on se sent incognito.

Peu importe la raison du voyage, il s’accompagne de cette expérience irrésistible de liberté, d’insouciance et de légèreté. Prenons conscience de notre inconscience passagère et rappelons-nous que la destination touristique et son écosystème ne sont pas des ressources inépuisables.

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QOSHE - L’insouciance du voyageur - Elyse Lévesque
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L’insouciance du voyageur

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24.04.2024

« Your vacation, my eviction. » Vu à Lisbonne, dernièrement, ce graffiti m’a interpellée. Les effets du phénomène Airbnb sont partout sur la planète, entraînant dans leur course une détérioration de la qualité de vie des locaux par les nuisances et la réduction du parc locatif. Voilà qui est contradictoire, puisque le touriste choisit bien souvent sa destination pour… sa qualité de vie.

Il faut sévir contre les « hôtes » délinquants, comme tente de le faire la nouvelle Loi sur l’hébergement touristique, mais il faut aussi sensibiliser à l’idée inconfortable que tout séjour hors des tracés touristiques a des répercussions sur la destination. En planifiant un voyage, on fait des choix basés sur nos émotions, ou par simplicité, tout en nuisant parfois aux intérêts des locaux. Ici comme ailleurs, l’expérience de « vivre comme un local » prônée par les plateformes mettant en lien des particuliers se faufile entre les lois.

Sans se restreindre à la location d’un logis, cette tendance touche aussi les activités touristiques tel un tour de ville avec un « guide »........

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