L’affaire Cathy Simpson, évoquée par quelques médias anglophones, permet de constater à quel point les libertés d’opinion et d’expression sont trop souvent foulées aux pieds. Polarisés, certains individus ont du mal à tolérer l’expression d’idées adverses aux leurs, mais plus grave encore est le problème des administrations « suivistes », qui leur emboîtent le pas.

Jusqu’à récemment, Cathy Simpson dirigeait la bibliothèque de Niagara-on-the-Lake, en Ontario. Elle a été mise à pied par son conseil d’administration, en raison d’une lettre ouverte dans laquelle elle exprimait son inquiétude quant au recul de la diversité des points de vue dans les bibliothèques canadiennes et américaines.

Son employeur l’a suspendue peu de temps après qu’un lecteur, Matthew French, a taxé Mme Simpson de propagandiste d’extrême droite, lui reprochant de s’être montrée critique à l’égard des programmes EDI, de propager des idées « incendiaires » et d’avoir des affinités avec FAIR (Foundation Against Racism and Intolerance), un organisme américain qu’il jugeait — à tort — d’extrême droite. L’organisme en question se préoccupe de questions comme les droits de la personne et la lutte contre le racisme, mais à travers une approche plus humaniste qu’identitaire.

Dans sa lettre du 22 février, Mme Simpson s’inquiétait de la montée des demandes de censure : certains usagers des bibliothèques souhaitent faire retirer des rayons des ouvrages qu’ils jugent offensants ou dangereux. Mais elle disait constater une autre forme de pression — moins extrême que la censure, mais tout aussi inquiétante — issue du même désir de réprimer certaines idées. En gros, la nette augmentation des acquisitions d’ouvrages d’allégeance dite progressiste (questions de racisme systémique, de diversité de genre, etc.) lui semblait disproportionnée comparativement aux points de vue plus traditionnels, voire aux contre-discours, plus rares sur les rayons. Exacte ou non, l’hypothèse de Mme Simpson ne contient rien qui la rende d’emblée intolérable.

Mme Simpson en est alors venue à s’inquiéter d’un possible recul de la diversité des points de vue. Opposée à la censure, elle ne proposait pas le retrait des ouvrages précités, mais souhaitait que l’on ajoute d’autres voix à la discussion afin d’équilibrer le débat. Là encore, on peut être d’accord ou non avec cette suggestion, mais il est difficile de la qualifier d’incendiaire.

Mme Simpson faisait appel à des valeurs humanistes, dont celles formulées par l’organisme FAIR et inspirées de la pensée de Martin Luther King. Toujours pas de scandale en vue.

Il a pourtant suffi du mécontentement de citoyens comme M. French pour que l’employeur de Mme Simpson la suspende. M. French avait entièrement le droit d’exprimer son opinion : la liberté d’expression ne saurait être à sens unique. Mais rien ne semble pour autant justifier les sanctions imposées à Mme Simpson.

L’ironie est saisissante : Mme Simpson a usé de sa liberté d’expression afin de promouvoir l’ouverture à la diversité des points de vue, mais elle s’est vue précisément rabrouée pour l’exercice de cette liberté et pour son point de vue hétérodoxe. À elle seule, la sanction subie par Mme Simpson semble confirmer le bien-fondé de ses inquiétudes.

Cette histoire peut paraître anecdotique. Mais un tel renvoi, anecdotique ou non, demeure intolérable. De plus, chaque nouvel épisode de la culture du bannissement en rappelle d’autres : à force de se répéter, la chose semble malheureusement de moins en moins anecdotique.

On peut imaginer que les défenseurs de la culture du bannissement veuillent défendre la répression de certains propos inappropriés ou idées dangereuses, au nom d’une société plus saine. Mais, outre les exceptions à la liberté d’expression déjà prévues au Code criminel (diffamation, encouragement au génocide, etc.), on doit se demander en quel sens des idées — dont certaines semblent plutôt banales — peuvent être qualifiées de dangereuses. Les gens seraient-ils désormais si influençables, si incapables de penser par eux-mêmes, qu’il faudrait les protéger de tout contact avec de telles idées ? Un tel raisonnement ne tient évidemment pas la route, car pour penser par soi-même, il faut pouvoir saisir et juger diverses idées, ainsi que les arguments qui soutiennent chacune d’entre elles.

Le danger, s’il en est un, ne réside donc pas dans l’exposition à telle ou telle idée, mais bien dans l’incapacité à penser de façon libre et autonome. Une telle incapacité devient difficile à surmonter si on nous enlève constamment la liberté de comparer diverses idées, rationnellement et posément. Penser, comme pour toute chose, c’est en le faisant qu’on l’apprend. Il convient peut-être, à ce sujet, de rappeler les paroles d’Hannah Arendt : « Il n’existe pas de pensées dangereuses, pour la simple raison que le fait de penser est en lui-même une entreprise très dangereuse. Mais ne pas penser est encore plus dangereux ! »

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QOSHE - Ce que nous dit l’affaire Cathy Simpson - Guillaume Bard
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Ce que nous dit l’affaire Cathy Simpson

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13.04.2024

L’affaire Cathy Simpson, évoquée par quelques médias anglophones, permet de constater à quel point les libertés d’opinion et d’expression sont trop souvent foulées aux pieds. Polarisés, certains individus ont du mal à tolérer l’expression d’idées adverses aux leurs, mais plus grave encore est le problème des administrations « suivistes », qui leur emboîtent le pas.

Jusqu’à récemment, Cathy Simpson dirigeait la bibliothèque de Niagara-on-the-Lake, en Ontario. Elle a été mise à pied par son conseil d’administration, en raison d’une lettre ouverte dans laquelle elle exprimait son inquiétude quant au recul de la diversité des points de vue dans les bibliothèques canadiennes et américaines.

Son employeur l’a suspendue peu de temps après qu’un lecteur, Matthew French, a taxé Mme Simpson de propagandiste d’extrême droite, lui reprochant de s’être montrée critique à l’égard des programmes EDI, de propager des idées « incendiaires » et d’avoir des affinités avec FAIR (Foundation Against Racism and Intolerance), un organisme américain qu’il jugeait — à tort — d’extrême droite. L’organisme en question se préoccupe de questions comme les droits de la personne et la lutte contre le racisme, mais à travers une approche plus humaniste qu’identitaire.

Dans sa lettre du 22 février, Mme Simpson s’inquiétait de........

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