À la faveur des Fêtes, l’équipe éditoriale poursuit sa réflexion sur les défis individuels et collectifs qui façonneront notre monde des prochaines années sous l’angle des solutions, dans la mesure du possible. Aujourd’hui : le Proche-Orient et les mutations géopolitiques.

Deux guerres américaines ont sombrement inauguré le XXIe siècle et préfiguré le présent état du monde : celle d’Irak, déclenchée en mars 2003 par George W. Bush et Tony Blair sous de fausses raisons ; celle d’Afghanistan, engagée dans l’immédiate foulée des attentats du 11 septembre 2001 commis par al-Qaïda.

À la même époque, une initiative de paix israélo-arabe, présentée par l’Arabie saoudite et adoptée par les membres de la Ligue arabe à son sommet de mars 2002, tenu à Beyrouth, aura à peine percé le bruit des bombes et des manipulations. Une offre de paix globale pourtant substantielle, plus ambitieuse que les étapistes accords d’Oslo, par laquelle le monde arabe s’engageait enfin à normaliser ses relations avec Israël en échange de la création d’un État palestinien. Le gouvernement d’Ariel Sharon, dont Benjamin Nétanyahou était déjà proche, rejeta tout net cette proposition politique.

Bientôt un quart de siècle plus tard, et le leurre de la paix par les armes reste prégnant. Sauf à ne plus sacrifier leurs soldats, qu’ont vraiment appris les États-Unis de l’Afghanistan, qu’ils ont abandonné en août 2021 à l’obscurantisme taliban, dans le désordre et le sauve-qui-peut que l’on sait ? Vingt ans après le renversement de Saddam Hussein, et au prix de violences inouïes, l’Irak est encore loin d’être la « démocratie stable » que les néoconservateurs promettaient de créer par interventionnisme militaire. Et si le groupe État islamique a été à peu près écrasé, les causes de son émergence n’ont pas été pour autant déracinées. Pour avoir été menée au mépris du droit international, la guerre d’Irak a durablement décrédibilisé le Conseil de sécurité des Nations unies. Elle a écorné l’ascendant des États-Unis, nation aujourd’hui jugée plus pernicieuse qu’« indispensable » pour beaucoup dans les pays du « Sud global ». Et c’est ainsi que les États-Unis, vidant les tiroirs de leur industrie de l’armement — sans laquelle ils ne seraient pas la superpuissance économique qu’ils sont, s’emmêlent dans leur credo démocratique en enlevant à l’armée ukrainienne qui peine pour donner, sans condition, au gouvernement d’extrême droite israélien.

Le Proche-Orient tendrait actuellement à se recomposer autour d’une « paix des dictateurs » promue par l’Arabie saoudite de l’ambitieux Mohammed ben Salmane (MBS). Une « paix » essentiellement affairiste, aux relations fragilement apaisées avec l’Iran accoudé au modèle chinois et donc toujours aussi allergique à toute libéralisation politique. Au fond, MBS craint sans doute autant l’idée d’un État palestinien démocratique que l’islamisme politique du Hamas. Les accords d’Abraham de 2020, articulés sous Trump, obéissent à cette tendance : des accords de normalisation commerciale avec Israël auxquels ont adhéré dans un premier temps les Émirats arabes unis et auxquels songeait à se joindre l’Arabie saoudite en dépit du fait que, rompant avec l’initiative de 2002, ils balayaient sous le tapis la cause palestinienne. Les massacres du 7 octobre commis par le Hamas, suivis du châtiment aux accents génocidaires qu’Israël inflige aux Gazaouis, ont bouleversé ces calculs en rétablissant la centralité de la cause. Question : cette centralité survivra-t-elle à la guerre ?

La guerre Israël-Hamas est aussi, par extension, une manifestation extrême et par trop violente de la dévaluation des libertés et du dialogue démocratiques à l’échelle mondiale. Dictatures et démocratures répressives en tout genre, ce sont elles qui cherchent à s’ériger en leaders du Sud global. Que les relations internationales se « multipolarisent » est positif, en même temps que leur recomposition présente dans l’ordre actuel des choses un risque nocif de fragmentation, au gré d’alliances flottantes où des capitales impérieuses comme Pékin, Moscou, New Delhi, Ankara et Riyad, non sans s’inspirer de l’exemple historique de Washington et plus précisément de celui de Donald Trump, agissent à l’international au cas par cas, n’en font qu’à leur tête par intérêt et par opportunisme. Alors que la planète aurait autrement besoin de solidarités.

À ce jeu, l’humanité s’expose dans les prochaines années à des tensions géopolitiques croissantes, où vont tenter de s’imposer des pyromanes face auxquels les pompiers (la diplomatie, l’ONU, les sociétés civiles, les opinions publiques informées…) vont se sentir plus désarmés encore. Ce risque, bien entendu, n’est pas pour autant une fatalité. Le fait est, fondamental, que le monde que veulent tous ces incendiaires repose sur une régression conservatrice. Or, leurs projets d’hibernation autoritaire et néoréactionnaire se butent partout, aux quatre coins du monde, à des mouvements de résistance populaire qui ne se fatiguent pas de descendre dans la rue pour revendiquer des printemps. « There is a crack in everything, that’s how the light gets in », chantait Leonard Cohen.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

QOSHE - Déjouer les pyromanes - Guy Taillefer
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Déjouer les pyromanes

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03.01.2024

À la faveur des Fêtes, l’équipe éditoriale poursuit sa réflexion sur les défis individuels et collectifs qui façonneront notre monde des prochaines années sous l’angle des solutions, dans la mesure du possible. Aujourd’hui : le Proche-Orient et les mutations géopolitiques.

Deux guerres américaines ont sombrement inauguré le XXIe siècle et préfiguré le présent état du monde : celle d’Irak, déclenchée en mars 2003 par George W. Bush et Tony Blair sous de fausses raisons ; celle d’Afghanistan, engagée dans l’immédiate foulée des attentats du 11 septembre 2001 commis par al-Qaïda.

À la même époque, une initiative de paix israélo-arabe, présentée par l’Arabie saoudite et adoptée par les membres de la Ligue arabe à son sommet de mars 2002, tenu à Beyrouth, aura à peine percé le bruit des bombes et des manipulations. Une offre de paix globale pourtant substantielle, plus ambitieuse que les étapistes accords d’Oslo, par laquelle le monde arabe s’engageait enfin à normaliser ses relations avec Israël en échange de la création d’un État palestinien. Le gouvernement d’Ariel Sharon, dont Benjamin Nétanyahou était déjà proche, rejeta tout net cette proposition politique.

Bientôt un quart de siècle plus tard, et le leurre de la paix par les armes reste prégnant. Sauf à ne plus sacrifier leurs soldats, qu’ont vraiment........

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