Je m’apprêtais à vivre cette expérience rare avec mes étudiants à Laval. Juste à côté de la totalité du soleil caché, je sais bien, mais je tenais à être avec eux. Il y a eu quelques absences, bien sûr, mais voyez-vous, certains voulaient être avec leur prof, avec leurs amis à l’école surtout, au seuil de la totalité.

Mon téléphone a émis un petit son, une recherchiste me demandait de venir pondre dans l’heure une réflexion philosophique sur tout ça à la radio. J’ai dit : « Non, je vais rejoindre mes étudiants, j’ai besoin d’eux en ce moment précis. » Bien plus qu’ils n’avaient besoin de moi. Une réflexion philosophique, de toute façon, ça vient tellement mieux dans l’après. C’est toute la tragédie de cette discipline qui est la mienne, mais c’est aussi sa patience, sa lenteur, son sens, tout comme c’est le nôtre. L’instant est trop fort, la pensée n’existe que le lendemain du grand soir, en plein jour.

J’avais tellement besoin d’eux lundi. Besoin de celui qui est revenu de son expérience dehors en disant : « Bof, normal. » Parce que je me rappelais que, quelques jours auparavant, il avait fait part à la classe d’un deuil incommensurable qu’il vivait. J’avais besoin de celle qui n’avait pas de lunettes, pour lui prêter les miennes. J’avais aussi besoin de celui qui a refusé complètement d’aller dehors ou de regarder par la fenêtre, comme figé à cause de quelque chose que je ne comprenais pas. Je n’ai pas insisté. Et j’avais soif de cette discussion avec l’élève allumée qui s’assoit toujours au fond, qui est venue me voir vers 17 h pour me demander ce que j’avais pensé de tout ça. Parce que certains avaient été déçus, me disait-elle. Comme ça m’a fasciné, cette déception, alors que je me remettais moi-même de mes émotions, toutes aussi exaltées les unes que les autres.

Je lui ai parlé de ce besoin d’être ensemble, comme je l’ai entendu souvent le lendemain. Je lui ai parlé aussi de cette rare expérience de tout le monde qui regarde ensemble le ciel, fasciné. Je lui ai finalement parlé de cette prise de conscience, empirique et non théorique, du fait que tout ça bouge au-dessus de nos têtes, mais surtout que tout ça bouge sans que nous y soyons pour quoi que ce soit.

Dans les mots de Charles Tisseyre quelques heures plus tard : nous devons nous élever. Nous sommes témoins. Il a ensuite fait le lien avec la science, et la nécessaire curiosité astronomique qu’il faut cultiver, ça va de soi. Ne pas comprendre les astres, c’est comme vouloir passer sa vie à fixer ses pieds. Mais il a commencé par des mots spirituels : élévation, témoignage.

Dans les mots de David Saint-Jacques le lendemain, c’était une expérience spirituelle. Ce sont les premiers mots qui sont sortis de sa bouche, et ce n’était pas un hasard. Il a répété le terme plus tard dans l’entrevue, après avoir lui aussi, évidemment, vanté la démocratisation de l’astronomie.

Et soudainement, c’est devenu clair et net. Totalement. Nous avons vécu une expérience spirituelle et scientifique à la fois. Le pont entre les deux s’est fait par l’aspect communautaire du tout. C’est ce sentiment de communauté qui a fait en sorte que la raison et l’émotion ont pu se rencontrer. En effet, l’émerveillement est cette vibration à la source de la religiosité tout comme de la scientificité.

Lundi, les Québécois se sont reconnus dans leur profonde appartenance à une spiritualité païenne, post-catholique, libre et tournée vers la nature. Tournée vers le ciel.

D’abord pendant ces quelques minutes, puis dans les heures qui ont suivi, nous n’avons pas tenu le ciel pour acquis. Faisons en sorte que cette gratitude dure. Puisque la plupart du temps nous tenons pour acquis que le ciel est là.

Mais nous appartenons au ciel. Cette phrase n’est pas une métaphore, c’est une réalité scientifique. Nous flottons dans le ciel, il nous englobe, et pendant cette journée si spéciale du 8 avril 2024, les Québécois ont mérité leur appartenance aux cieux en leur rendant grâce.

Nous n’étions plus au bord de quelque chose, en attente du grand soir, nous le vivions. Nous n’étions plus au seuil de la totalité : nous y appartenions complètement.

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QOSHE - Au seuil de la totalité - Jérémie Mcewen
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Au seuil de la totalité

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10.04.2024

Je m’apprêtais à vivre cette expérience rare avec mes étudiants à Laval. Juste à côté de la totalité du soleil caché, je sais bien, mais je tenais à être avec eux. Il y a eu quelques absences, bien sûr, mais voyez-vous, certains voulaient être avec leur prof, avec leurs amis à l’école surtout, au seuil de la totalité.

Mon téléphone a émis un petit son, une recherchiste me demandait de venir pondre dans l’heure une réflexion philosophique sur tout ça à la radio. J’ai dit : « Non, je vais rejoindre mes étudiants, j’ai besoin d’eux en ce moment précis. » Bien plus qu’ils n’avaient besoin de moi. Une réflexion philosophique, de toute façon, ça vient tellement mieux dans l’après. C’est toute la tragédie de cette discipline qui est la mienne, mais c’est aussi sa patience, sa lenteur, son sens, tout comme c’est le nôtre. L’instant est trop fort, la pensée n’existe que le lendemain du grand soir, en plein jour.

J’avais tellement besoin d’eux lundi. Besoin de celui qui est revenu de son expérience dehors en disant : « Bof, normal. » Parce que je me rappelais que, quelques jours auparavant, il avait........

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