Par rapport à la mer, le village de Saint-Malo compte au Québec parmi les plus hauts. C’est ce que clame, pour assurer sa publicité, cette petite municipalité accrochée à une crête des Appalaches. Saint-Malo s’enorgueillit du fait qu’il est possible, depuis ses hauteurs, de voir bien loin. Au point d’avoir construit, à l’entrée du village, du côté de la route qui conduit à Malvina, une tour d’observation. Cette tour donne de la dimension à sa prétention. J’y suis monté plus d’une fois. Même par temps clair, je n’ai pas vu la mer.

Dès le mois prochain, il n’y aura plus de guichet automatique à Saint-Malo. Là comme ailleurs en région, Desjardins les retire afin de maintenir la courbe ascendante de ses jolis surplus.

Tout près de Saint-Malo, sur un autre vallon des Appalaches, se trouve planté un village un peu plus gros : Saint-Isidore. Celui-là perd sa Caisse populaire. Elle était logée dans un de ces bâtiments hideux que cette institution financière riche à milliards a construits en série durant des décennies, au mépris de l’allure des villages. Rien de plus malheureux comme bâtiments institutionnels, sinon peut-être les bureaux de poste érigés par le gouvernement fédéral dans un même esprit fonctionnaliste étroit et asséchant, sans lien eux non plus avec l’architecture du pays.

Plus de guichet automatique à Saint-Malo donc. Et plus de Caisse populaire à Saint-Isidore. Où diable la population, en particulier les aînés, devra-t-elle aller ? Encore faut-il être motorisée pour envisager d’aller ailleurs, car en ces lieux, plus aucun service de transport collectif n’existe.

En 2023, Desjardins a annoncé, encore une fois, avoir obtenu de « solides résultats ». Grâce à ses membres, elle a engrangé, encore une fois, des excédents de plusieurs centaines de millions. Une situation financière confortable, qui lui assure de flotter dans la stratosphère financière, bien au-dessus du niveau de la mer. Desjardins est en cela semblable aux banques : elle ne se trouve pas sur le point de s’enfoncer sous la ligne de flottaison tellement ses gains sont gonflés.

À peu de distance de Saint-Malo, au creux d’une vallée, sur la route qui conduit aux noires forêts du Vermont, se trouve Saint-Venant-de-Paquette. Ce hameau jouit d’une certaine réputation en raison de la beauté imparable de sa petite église en bois et de la grandeur des chansons de Richard Séguin, son plus illustre citoyen. C’est dans cette municipalité que fut lancée, en 1907, la première Caisse populaire en milieu rural. Devant des populations souvent réduites à conduire des vies de semi-braconniers pour pouvoir manger, Alphonse Desjardins croyait en la nécessité d’offrir des leviers économiques de proximité, tout en favorisant le sentiment de communauté.

Quand la caisse de Saint-Venant ferme en 1974, elle déporte ses services au village voisin. La spirale de la décroissance du village s’accélère. De la peau et des os qui restent de ce hameau perce depuis longtemps le spectre de la mort, que des vivants de bonne volonté repoussent tant bien que mal à coups de pied.

À Brompton, toujours dans les Cantons-de-l’Est, les résidents se sont mobilisés la semaine dernière pour contester la fermeture de leur caisse, craignant à raison pour la vitalité de leur patelin.

Que va-t-il arriver à tant de villages qui connaissent aujourd’hui exactement le même sort, impuissants après avoir confié leur argent à des gens qui partent avec la caisse sur laquelle s’édifiait leur vie communautaire ?

Mon grand-père s’était inspiré de l’expérience pionnière de Saint-Venant pour fonder, au sortir de la guerre, une Caisse populaire à Cookshire-Eaton, capitale de mon enfance. Je l’imagine aujourd’hui se retourner dans sa tombe. Je l’entends, au cimetière, à côté de mon père, creuser avec ses ongles pour remonter jusqu’à la surface de la terre. Et je le vois débarquer dans une assemblée pour engueuler les héritiers autoproclamés du mouvement coopératif, pour leur reprocher d’avoir perdu l’horizon d’une destinée collective qui suppose un vrai sens de la communauté et de l’équité. Je l’entends surtout me dire, au téléphone, d’une voix qui m’est à jamais familière : « Jean — il était quasi le seul à m’appeler Jean —, ça n’a aucun bon sens ! »

La Caisse de Saint-Camille-de-Lellis que dirigeait mon grand-père reprenait le nom, comme tant d’autres, de la paroisse locale. Elle en était une sorte d’extension. Depuis, les succursales ont été rebaptisées. Leurs nouveaux noms expriment par la bande un nouveau culte : la nature. Voici venu le temps de la caisse des Verts-Sommets, des Sources, des Deux-Rivières, du Fleuve et des Montagnes, du Coeur-des-Vallées, etc. Cependant, le rôle naturel des caisses n’en est pas pourtant mieux assuré.

Entre 2010 et 2026, le nombre de centres de service de Desjardins sera passé de 924 à 479. Le nombre de guichets, lui, de 2652 à 1094. Le Mouvement Desjardins s’éloigne indubitablement de sa base historique. Et en bien des lieux, cela fait aussi mal que l’expression d’une trahison.

Au fond, ce qui se joue du côté des Caisses Desjardins correspond assez à la façon dont nous envisageons la réfection du toit du Stade olympique. Nous ne discutons pas du long terme, des finalités, de l’horizon. Il a été question à répétition, pour justifier les nouveaux coûts engendrés par cet éléphant blanc, de la nécessité d’y accueillir dans un proche avenir Taylor Swift et Beyoncé. Ces deux seuls noms, réduits à des lignes de communication, font oublier la dimension première de ce colosse de béton : l’activité physique, le sport, le bien-être d’une population. À l’heure où les hôpitaux sont débordés, où les villes sont inabordables et où les régions sont abandonnées, revenir aux fondamentaux, à la base de ce qui tisse une communauté, cela pourrait déjà être considéré comme un signe de santé. Voir à s’élever au-dessus de la mer financière dans laquelle nous sommes en train de nous noyer, est-ce trop demander à notre société ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - La mer financière - Jean-François Nadeau
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La mer financière

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12.02.2024

Par rapport à la mer, le village de Saint-Malo compte au Québec parmi les plus hauts. C’est ce que clame, pour assurer sa publicité, cette petite municipalité accrochée à une crête des Appalaches. Saint-Malo s’enorgueillit du fait qu’il est possible, depuis ses hauteurs, de voir bien loin. Au point d’avoir construit, à l’entrée du village, du côté de la route qui conduit à Malvina, une tour d’observation. Cette tour donne de la dimension à sa prétention. J’y suis monté plus d’une fois. Même par temps clair, je n’ai pas vu la mer.

Dès le mois prochain, il n’y aura plus de guichet automatique à Saint-Malo. Là comme ailleurs en région, Desjardins les retire afin de maintenir la courbe ascendante de ses jolis surplus.

Tout près de Saint-Malo, sur un autre vallon des Appalaches, se trouve planté un village un peu plus gros : Saint-Isidore. Celui-là perd sa Caisse populaire. Elle était logée dans un de ces bâtiments hideux que cette institution financière riche à milliards a construits en série durant des décennies, au mépris de l’allure des villages. Rien de plus malheureux comme bâtiments institutionnels, sinon peut-être les bureaux de poste érigés par le gouvernement fédéral dans un même esprit fonctionnaliste étroit et asséchant, sans lien eux non plus avec l’architecture du pays.

Plus de guichet automatique à Saint-Malo donc. Et plus de Caisse populaire à Saint-Isidore. Où diable la population, en particulier les aînés, devra-t-elle aller ? Encore faut-il être motorisée pour envisager d’aller ailleurs, car en ces lieux, plus........

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