Le nouveau budget fédéral a annoncé des mesures visant à améliorer l’accès à la propriété. Parmi les mesures annoncées figure l’option d’offrir aux consommateurs intéressés de confession musulmane des produits financiers parallèles comme les prêts hypothécaires dits « halal ». Le document du budget n’a pas offert plus de détails à ce propos, laissant la porte ouverte à des interprétations multiples. Nous proposons dans ce qui suit de répondre à des questions d’importance sur le sujet, que ce soit pour le consommateur ou pour les institutions financières et les organismes de réglementation provinciaux et fédéral.

Qu’entend-on par hypothèque « halal » ?

Il s’agit d’un contrat d’hypothèque « spécial » dans la mesure où ses dispositions sont conformes aux préceptes et à la doctrine de la religion musulmane. Le principe de base est que l’institution financière émettrice du prêt hypothécaire ne doit pas facturer explicitement de l’intérêt (ou l’usure) parce qu’il s’agit d’une pratique qui n’est pas permise par l’islam. La doctrine explique que l’interdiction de la pratique de l’usure vise à protéger les gens qui se trouvent dans le besoin d’emprunter de l’argent parce que cela empirerait leur situation financière et les maintiendrait dans la pauvreté.

Il importe de mentionner que même si la pratique de l’intérêt n’est pas permise, la structure du prêt « halal » est construite de façon que les institutions financières puissent quand même faire de l’argent. Par exemple, la formule dite « Ijara » est équivalente à un contrat de location-achat où l’emprunteur paierait des mensualités équivalentes à un loyer jusqu’à paiement complet du prix de la propriété. Ou encore la formule « Musharaka », selon laquelle l’emprunteur gagne progressivement un pourcentage de la propriété à mesure qu’il effectue ses paiements. Il y a également une formule connue sous le nom « Murabaha », où l’emprunteur achète la propriété à un prix majoré dès le départ, puis paie des mensualités pour rembourser cette somme majorée.

Dans tous les cas mentionnés ci-haut, les paiements seront du même ordre que ceux d’un prêt hypothécaire traditionnel, avec un petit supplément qui reflète le coût engagé par l’institution financière pour offrir ce type « spécial » de produits financiers. C’est comme consommer bio ou végétalien ou écolo : ça coûte un peu plus cher que consommer de façon classique. Au fond, le consommateur accepte de payer une prime pour satisfaire ses préférences, qu’elles soient gastronomiques ou écologiques ou religieuses.

Pourquoi le gouvernement fédéral a-t-il choisi précisément ce type de produits financiers pour l’inclure dans son budget ?

Une partie des musulmans du Canada seraient certainement bien disposés à payer un peu plus cher pour avoir une hypothèque halal. Plus le marché des produits financiers est compétitif, moins cher il sera. Ce type de produits financiers est surtout important pour les musulmans pratiquants, puisqu’ils sont plus orthodoxes dans la pratique de leur foi. Ceux-ci représenteraient moins de 1 % de la population canadienne.

Dans ce sens, l’effet de cette disposition sur le marché de l’immobilier, sur la rentabilité bancaire et sur l’accès à la propriété serait plutôt mineur. Par ailleurs, ces produits visant plutôt la faction pratiquante des musulmans du Canada, cela permettrait de les intégrer au système bancaire canadien, dont les opérations sont assujetties au suivi et à la surveillance des autorités réglementaires pertinentes (BSIF et CANAFE au niveau fédéral, en plus des organismes provinciaux).

L’intégration financière est importante pour les organismes de réglementation puisqu’elle augmente la transparence des transactions effectuées par les différents opérateurs financiers. Si une partie de la population n’a pas accès aux services financiers sur un certain marché, le marché canadien dans notre cas, elle tendra à aller chercher un autre marché qui la servira. Les marchés de la finance islamique dans les pays de l’Asie du Sud-Est ainsi qu’au Moyen-Orient sont prolifiques et offrent des services financiers conformes à la charia.

C’est précisément ce genre de scénarios où des consommateurs canadiens sont servis par des marchés hors Canada que les organismes de réglementation essaient d’éviter.

Qu’est-ce que cette nouvelle disposition dans le budget implique, une fois implantée ?

Des coûts, des coûts et des coûts !

Les institutions financières devront se doter de l’infrastructure technologique pour intégrer ces produits dans leurs systèmes. Elles devront aussi se doter de l’expertise juridique et financière pour pouvoir servir cette clientèle. La facture sera vraisemblablement refilée aux clients.

Les organismes de réglementation devront également se doter de ressources ayant l’expertise en la matière afin de pouvoir exercer efficacement leurs mandats de surveillance. Un aspect essentiel dans les produits financiers islamiques est le partage du risque entre le prêteur et l’emprunteur (« profit and loss sharing).

Cette dimension a des implications sur le risque pris par les institutions financières et, par ricochet, sur leurs niveaux de capitalisation, qui demanderaient à être rajustés pour tenir compte du risque lié à ces produits nouveaux. Les coûts engagés par les organismes de réglementation sont d’habitude refilés aux institutions financières afin que les contribuables n’en héritent pas. Les institutions financières les refileront aux consommateurs en fonction des produits financiers offerts à leurs clients.

En somme, comment peut-on évaluer cette initiative énoncée dans le budget fédéral ?

Sur le plan politique, elle envoie certes un signal attrayant à la population de confession musulmane, indépendamment de son intention d’avoir (ou pas) une hypothèque halal. L’initiative serait perçue comme un signe de considération envers les musulmans canadiens, surtout dans le contexte global où le Canada avait offert son soutien à Israël dans le conflit qui a suivi l’attaque perpétrée par le Hamas en octobre. Il s’agit ainsi d’une tentative habile de se racheter auprès de la communauté musulmane, qui se sentirait plutôt trahie par la politique étrangère canadienne plutôt pro-israélienne.

Par ailleurs, sur les plans économique et financier, l’incidence est mineure puisque la population visée par cette disposition du budget ne représente pas plus de 1 % du marché des prêts hypothécaires.

Enfin, il faut dire que l’approche adoptée par le gouvernement fédéral est un peu hâtive, ce qui explique les limites de l’initiative. En fait, un prêt hypothécaire halal ne peut se faire, si l’on se fie à la doctrine, par une banque non islamique. C’est comme faire un ragoût avec de la viande halal et non halal mélangée : le tout combiné n’est évidemment plus halal. Ensuite, un prêt hypothécaire halal ne peut se faire sans l’ouverture d’un compte chèques ou d’un compte d’épargne. Ces comptes seraient-ils halal ? Il faudra donc créer ces produits au même titre que les hypothèques halal.

En outre, tout compte d’une institution financière canadienne est protégé par le système d’assurance-dépôts du Canada (ou l’équivalent provincial). Le fait est que l’assurance est un concept non halal, ce qui implique qu’il faudrait créer l’équivalent islamique (appelé « takaful »).

Tout cela pour dire que l’initiative des hypothèques halal proposée par le fédéral n’est que la pointe de l’iceberg de tout un système, et que pour qu’un consommateur pratiquant accepte d’y adhérer (toujours selon la doctrine du texte coranique), il faudra lui proposer le « combo » halal : il n’acceptera pas un produit islamique par-ci et d’autres non islamiques par-là.

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Ce qu’il faut comprendre des hypothèques islamiques du budget Trudeau

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25.04.2024

Le nouveau budget fédéral a annoncé des mesures visant à améliorer l’accès à la propriété. Parmi les mesures annoncées figure l’option d’offrir aux consommateurs intéressés de confession musulmane des produits financiers parallèles comme les prêts hypothécaires dits « halal ». Le document du budget n’a pas offert plus de détails à ce propos, laissant la porte ouverte à des interprétations multiples. Nous proposons dans ce qui suit de répondre à des questions d’importance sur le sujet, que ce soit pour le consommateur ou pour les institutions financières et les organismes de réglementation provinciaux et fédéral.

Qu’entend-on par hypothèque « halal » ?

Il s’agit d’un contrat d’hypothèque « spécial » dans la mesure où ses dispositions sont conformes aux préceptes et à la doctrine de la religion musulmane. Le principe de base est que l’institution financière émettrice du prêt hypothécaire ne doit pas facturer explicitement de l’intérêt (ou l’usure) parce qu’il s’agit d’une pratique qui n’est pas permise par l’islam. La doctrine explique que l’interdiction de la pratique de l’usure vise à protéger les gens qui se trouvent dans le besoin d’emprunter de l’argent parce que cela empirerait leur situation financière et les maintiendrait dans la pauvreté.

Il importe de mentionner que même si la pratique de l’intérêt n’est pas permise, la structure du prêt « halal » est construite de façon que les institutions financières puissent quand même faire de l’argent. Par exemple, la formule dite « Ijara » est équivalente à un contrat de location-achat où l’emprunteur paierait des mensualités équivalentes à un loyer jusqu’à paiement complet du prix de la propriété. Ou encore la formule « Musharaka », selon laquelle l’emprunteur gagne progressivement un pourcentage de la propriété à mesure qu’il effectue ses paiements. Il y a également une formule connue sous le nom « Murabaha », où l’emprunteur achète la propriété à un prix majoré dès le départ, puis paie des mensualités pour........

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