Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial et est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire. Elle a codirigé et coécrit l’essai Traitements-chocs et tartelettes.

La magie commence sur le trottoir, dès que j’aperçois l’escalier jaune : la couleur fétiche de Patsy Van Roost. Je le gravis, esquive une branche d’amélanchier qui s’est cassée sous la lourde neige d’avril, puis frappe à la porte. Les bottillons et chaussures de toutes sortes — en noir, en jaune et en blanc, à rayures et à pois — s’alignent sur chaque marche, jusque tout en haut de l’escalier intérieur. Pas de doute : je suis au bon endroit. La fée, qui enchante notamment avec ses banderoles, vient m’ouvrir.

On se fait la bise, sourires fendus jusqu’aux oreilles, et on monte. Le prétexte : suivre son atelier « Le temps d’un petit top », histoire de rapprivoiser la machine à coudre, que je fuis depuis la confection d’une triste paire de boxers, dans un lointain cours d’économie familiale. « Oh, je suis étonnée, jusqu’ici, les gens m’ont dit vouloir le suivre pour passer un moment avec moi », me lance Patsy, un peu à la blague. Je suis démasquée : c’est bien entendu mon cas aussi. Après tout, cela fait plus d’une décennie qu’on se côtoie virtuellement.

Dans son repaire, la bête est là, turquoise et rutilante, au milieu de la pièce double, où règne un joyeux chaos créatif : commode en bois aux petits tiroirs que j’imagine emplis de trésors, mannequins de couture, bibliothèque logeant tissus et accessoires, longue table où tracer, couper, coudre et épingler (avec des épingles à tête jaune, ça va de soi), puis, le long du mur, la planche à repasser. « Coudre, c’est surtout repasser », me dit l’artiste pluridisciplinaire, en me mettant en garde : « Mon fer parle et il respire ! » C’est donc au son de cet outil sophistiqué, qui crachote sporadiquement sa vapeur tel un Darth Vader des étoffes, que je me lance dans la couture — et la discussion…

Gabarit enfilé pour confirmer la taille, puis tissu marqué à la craie jaune prêt à être découpé, j’apprends que c’est Le Devoir qui l’a révélée comme fée du Mile End. « C’est Marie-Andrée Chouinard qui est venue me voir la première, avec Jacques Nadeau ! » Le duo a mis en lumière une de ses premières opérations : des extraits de La petite fille aux allumettes laissés dans les boîtes aux lettres… À l’approche des Fêtes, Patsy, mère d’un fils qu’elle élevait seule, voulait briser la solitude ; la sienne et celle de ses voisins. C’était en 2012.

La fée a depuis installé ses pénates dans La Petite-Patrie, dans cet appartement à l’escalier jaune et aux proprios en or, après s’être fait rénovincer en 2020. Fée de La Petite-Patrie, donc ? « Je me vois comme une fée de l’urbanité », dit-elle. Tous les quartiers sont bons pour poursuivre sa quête : amener les gens à être ensemble, à créer des liens. Et elle le « fée » par mille moyens, en faisant parler les balcons, les fenêtres, les coeurs et les rêves par l’entremise de banderoles découpées, de contes parsemés, de parades phénoménales et de pochoirs dont les vides se transforment en messages qui remplissent l’âme.

Et la couture, Patsy, rappelle-moi comment tu y es venue « Je couds depuis toujours. Mais je cousais du 2D, du papier, jusqu’à une résidence de création de deux mois au Sénégal, juste avant la pandémie. » J’aligne les deux pans d’une manche pendant qu’elle poursuit. « Là-bas, tu n’achètes pas tes vêtements. Tu achètes du tissu et tu vas chez le tailleur. Je capotais ! Je disais aux gens que, chez nous, faire faire des vêtements, ça coûte cher, c’est juste pour les stars ! Puis je suis rentrée, et j’ai digéré le Sénégal pendant un an. Un matin, je me suis levée et c’était clair que je devais faire des vêtements. Mais je ne savais pas comment ! »

À coups de tutoriels vidéo, Patsy Van Roost a donc appris à coudre en cousant — et pas n’importe quoi : des morceaux qu’elle avait réellement envie de porter. C’est pendant la grève de l’automne dernier, lorsque toutes ses animations dans les écoles ont été annulées, qu’elle a décidé de transmettre ce « pouvoir magique ». « C’est la première fois que j’habite seule, j’ai toujours eu des colocs. J’ai dû trouver une façon créative de me faire un peu de sous. Tout le monde voulait acheter mes vêtements, mais je couds pour moi ! Par contre, j’adore montrer. »

Et, le temps d’un petit top, elle le fait à merveille ! Pendant que les langues se délient et que mon lin kaki (amoureusement choisi chez les copines d’Atelier B) glisse bien droit sous le pied argenté de la machine, mon pied à moi active la pédale avec de plus en plus d’assurance.

« Coudre, c’est la rencontre entre deux fils », me dit la fée, qui ajoute que, « quand les mains travaillent, le coeur s’ouvre ». Et c’est tout cela qui se passe, lors de cet atelier-discussion-fleuve durant lequel « ce qui se dit ici reste ici » (exception faite pour ce texte, consenti). La formule n’est désormais offerte qu’en duo : mère-fille, amies, collègues, pour encore plus de confidences — et un revenu plus important pour une fée ultragénéreuse de son savoir et de son temps.

De chaque participante à son atelier, Patsy conserve un coupon de tissu : elle les rassemblera en une pièce à porter chargée d’histoires et de fierté. Un projet modeste semblable à un autre, grandiose, qu’elle mettra en oeuvre tout l’été sur la Plaza Saint-Hubert et qu’elle dévoilera bientôt… Patience ! Celle qui créait jadis des faire-part de mariage conviera-t-elle, de fil en aiguille, un nouveau voisinage entier à se passer la bague au doigt ?

Ça y est. La bête turquoise est domptée, j’ai patiemment suivi le droit-fil de la fibre — mais aussi celui de la fée, rieuse et apaisante, qui me trouve même « un talent insoupçonné pour les ciseaux à cranter ». Je quitte l’endroit avec mon top sur le dos. On a opté pour un col bateau, à biais invisible. Il tombe bien, je le porterai fièrement. Je la remercie, on se serre dans nos bras.

Quand j’ouvre la porte, Patsy me dit : « N’hésite pas s’il y a quoi que ce soit. Je suis toujours au bout du fil ! » Puis on rit, une dernière fois.

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QOSHE - Coudre à coeur ouvert avec une fée - Josiane Cossette
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Coudre à coeur ouvert avec une fée

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25.04.2024

Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial et est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire. Elle a codirigé et coécrit l’essai Traitements-chocs et tartelettes.

La magie commence sur le trottoir, dès que j’aperçois l’escalier jaune : la couleur fétiche de Patsy Van Roost. Je le gravis, esquive une branche d’amélanchier qui s’est cassée sous la lourde neige d’avril, puis frappe à la porte. Les bottillons et chaussures de toutes sortes — en noir, en jaune et en blanc, à rayures et à pois — s’alignent sur chaque marche, jusque tout en haut de l’escalier intérieur. Pas de doute : je suis au bon endroit. La fée, qui enchante notamment avec ses banderoles, vient m’ouvrir.

On se fait la bise, sourires fendus jusqu’aux oreilles, et on monte. Le prétexte : suivre son atelier « Le temps d’un petit top », histoire de rapprivoiser la machine à coudre, que je fuis depuis la confection d’une triste paire de boxers, dans un lointain cours d’économie familiale. « Oh, je suis étonnée, jusqu’ici, les gens m’ont dit vouloir le suivre pour passer un moment avec moi », me lance Patsy, un peu à la blague. Je suis démasquée : c’est bien entendu mon cas aussi. Après tout, cela fait plus d’une décennie qu’on se côtoie virtuellement.

Dans son repaire, la bête est là, turquoise et rutilante, au milieu de la pièce double, où règne un joyeux chaos créatif : commode en bois aux petits tiroirs que j’imagine emplis de trésors, mannequins de couture, bibliothèque logeant tissus et accessoires, longue table où tracer, couper, coudre et épingler (avec des épingles à tête........

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