Si Danielle Smith n’existait pas, il faudrait l’inventer. Voilà ce qui semble le nouveau leitmotiv des libéraux de Justin Trudeau. À en juger par les réactions que suscite la première ministre albertaine à Ottawa, on dirait que Mme Smith sert d’épouvantail de service aux libéraux fédéraux là où le chef conservateur Pierre Poilievre ne remplit pas ce rôle de manière convenable.

Il faut reconnaître qu’elle joue merveilleusement bien le personnage de la cheffe du « Far West » qui défie toutes les normes que les libéraux privilégient. Ses croisades contre les politiques environnementales du gouvernement de M. Trudeau font d’elle l’incarnation parfaite du syndrome de l’autruche en matière de changements climatiques. Sa Loi sur la souveraineté de l’Alberta au sein d’un Canada uni constitue un pied de nez à l’autorité fédérale. Pour les champions d’un gouvernement fédéral fort, capable d’imposer ses politiques a mari usque ad mare dans l’intérêt de tous les Canadiens, la première ministre albertaine représente une menace à l’ordre national.

Pas moins de quatre ministres fédéraux se sont présentés au microphone la semaine dernière pour dénoncer la décision de Mme Smith de participer à un tête-à-tête avec l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson devant 4000 personnes réunies à Calgary. Cette coqueluche de l’extrême droite américaine est bien connue pour ses diatribes contre Justin Trudeau et la « dictature » qu’il exerce sur le Canada, ou plus largement contre les droits des personnes LGBTQ . Mme Smith savait exactement ce qu’elle faisait en demandant à M. Carlson de placer le ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, « dans sa ligne de mire ». Les réactions n’ont pas tardé.

« Ce n’est pas n’importe qui qui l’a invité. C’est Danielle Smith qui l’a invité, qui lui a dit : “Pouvez-vous mettre une cible sur le dos de Steven Guilbeault ?” a lancé ce dernier, indigné. C’est excessivement irresponsable et dangereux pour l’ensemble de la classe politique canadienne. » Ses collègues Pascale St-Onge, Randy Boissonnault et Pablo Rodriguez ont aussi pris la parole pour condamner les propos de la première ministre albertaine et de son « invité ». Aux dires de M. Rodriguez : « On ne se demande plus si la politique d’extrême droite américaine va venir chez nous. Elle est chez nous. »

Le scénario s’est répété cette semaine, dans la foulée de l’annonce par Mme Smith de son intention de déposer bientôt un projet de loi pour renforcer les droits parentaux et interdire des traitements hormonaux et les opérations pour les adolescents trans. La ministre fédérale des Femmes et de l’Égalité des genres, Marci Ien, est allée droit au but. « D’abord, c’est la communauté queer. Ce sera qui, après ? »

Son collègue Boissonnault, qui représente une circonscription d’Edmonton, a suggéré que le fédéral pourrait réduire les transferts d’argent en santé s’il juge que le texte législatif que propose la première ministre albertaine contrevient à la Loi canadienne sur la santé. « Une attaque sur l’une de nos communautés est une attaque sur nous tous », a-t-il dit. Le ministre fédéral de la Justice, Arif Virani, a accusé Mme Smith de « démoniser » les adolescents trans, alors que son collègue à la Santé, Mark Holland, a qualifié sa démarche de « menace à la santé de jeunes filles et de jeunes hommes en Alberta ».

Vendredi, c’était au tour de M. Trudeau lui-même d’offrir son opinion, lors d’un point de presse tenu à Waterloo, en Ontario. Questionné sur les intentions de Mme Smith, le premier ministre fédéral a laissé échapper un long soupir avant de déclarer : « C’est très révélateur qu’après avoir accueilli le conservateur de l’extrême droite américaine Tucker Carlson sur scène, Danielle Smith aille maintenant de l’avant avec les politiques les plus anti-LGBTQ au Canada. »

Derrière les mesures que propose Mme Smith — limiter le recours aux traitements médicaux chez les adolescents trans et exiger le consentement des parents dans les cas où un jeune de moins de 16 ans souhaite changer de nom ou de prénom à l’école — se cache un vaste message sous-jacent selon lequel les écoles publiques sont devenues des endroits où l’« endoctrinement woke » fait en sorte que les droits des parents y sont systématiquement bafoués.

La guerre culturelle qui a débuté aux États-Unis est maintenant amorcée au Canada. Les gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Saskatchewan ont été les premiers à se lancer dans la bataille, en exigeant que les parents soient informés avant que leur enfant change de nom ou de prénom à l’école. La Saskatchewan a même invoqué la disposition de dérogation de la Constitution canadienne pour protéger sa Loi sur les droits parentaux contre une contestation judiciaire. Le projet de loi qu’entend déposer la première ministre albertaine irait beaucoup plus loin.

Les libéraux tentent d’associer Pierre Poilievre à ce courant politique et espèrent que leurs attaques contre Mme Smith le mettront sur la défensive. Lors du congrès du Parti conservateur du Canada à Québec, l’automne dernier, les militants ont adopté une résolution en faveur des droits parentaux. Mais cette semaine, le bureau du chef conservateur a donné aux députés de la formation le mot d’ordre de ne pas commenter la démarche albertaine. L’étau risque toutefois de se resserrer autour de M. Poilievre. Mme Smith n’a certainement pas dit son dernier mot, à la grande joie des libéraux.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Danielle Smith, l’épouvantail de service

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03.02.2024

Si Danielle Smith n’existait pas, il faudrait l’inventer. Voilà ce qui semble le nouveau leitmotiv des libéraux de Justin Trudeau. À en juger par les réactions que suscite la première ministre albertaine à Ottawa, on dirait que Mme Smith sert d’épouvantail de service aux libéraux fédéraux là où le chef conservateur Pierre Poilievre ne remplit pas ce rôle de manière convenable.

Il faut reconnaître qu’elle joue merveilleusement bien le personnage de la cheffe du « Far West » qui défie toutes les normes que les libéraux privilégient. Ses croisades contre les politiques environnementales du gouvernement de M. Trudeau font d’elle l’incarnation parfaite du syndrome de l’autruche en matière de changements climatiques. Sa Loi sur la souveraineté de l’Alberta au sein d’un Canada uni constitue un pied de nez à l’autorité fédérale. Pour les champions d’un gouvernement fédéral fort, capable d’imposer ses politiques a mari usque ad mare dans l’intérêt de tous les Canadiens, la première ministre albertaine représente une menace à l’ordre national.

Pas moins de quatre ministres fédéraux se sont présentés au microphone la semaine dernière pour dénoncer la décision de Mme Smith de participer à un tête-à-tête avec l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson devant 4000 personnes réunies à Calgary. Cette coqueluche de l’extrême droite américaine est bien connue pour ses diatribes contre........

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