Deux mois après son élection à la tête du Parti conservateur du Canada, en 2022, Pierre Poilievre a publié une vidéo désormais fameuse dans laquelle il résumait sur un ton lugubre tous les maux de la société canadienne qui s’étaient accumulés depuis l’élection de Justin Trudeau. « Avez-vous parfois le sentiment que tout est brisé au Canada ? » avait-il demandé, assis sur une bûche sur une plage de Vancouver, près d’un campement improvisé. « Les dépendances que nous voyons et qui terrorisent ces gens et nos communautés, disait-il, en montrant du doigt les tentes derrière lui, sont le résultat d’une expérience ratée — une politique délibérée des gouvernements woke libéral et néodémocrate visant à inonder nos rues de ces poisons que sont les drogues payées par les contribuables. »

M. Poilievre faisait alors référence aux projets d’approvisionnement plus sécuritaire qu’avait lancés le gouvernement néodémocrate de la Colombie-Britannique, avec la collaboration et le financement du gouvernement fédéral. Ceux-ci permettaient aux gens les plus à risque de surdose d’avoir accès à des médicaments de qualité pharmaceutique, tels que l’hydromorphone, comme substituts aux drogues de rue très toxiques.

Ces projets sont vite devenus la cible des politiciens de droite et l’objet de multiples articles dans le National Post faisant état du détournement de ces drogues prescrites revendues sur le marché noir par certains participants qui cherchaient à acheter des drogues illicites plus fortes. La médiatisation des saisies des drogues détournées par la police avait mis en lumière les conséquences inattendues de ces projets visant à réduire les morts liées aux surdoses.

Or la vidéo de M. Poilievre est apparue avant le lancement en 2023 d’un projet-pilote de décriminalisation de la possession de petites quantités de certaines drogues illégales, dont les opioïdes, la cocaïne, la méthamphétamine et la MDMA. Dans les mois ayant suivi son entrée en vigueur, la consommation de ces drogues dans les lieux publics est devenue si répandue — et le tollé des citoyens, si généralisé — que le gouvernement du premier ministre David Eby s’est vu contraint de reculer en essayant d’interdire de nouveau la consommation dans les lieux publics. Or, en décembre dernier, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a suspendu l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi provinciale visant la réinstauration de cette interdiction en disant que son application causerait « un préjudice irréparable » aux personnes dépendantes, dont beaucoup sont sans logement.

Acculé au mur, M. Eby s’est tourné vers Ottawa la semaine dernière pour demander à Santé Canada de modifier l’exemption en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances qui avait ouvert la voie au projet-pilote de décriminalisation. La modification viserait à donner à la police le pouvoir d’intervenir pour arrêter ou empêcher la consommation des drogues dans les lieux publics.

En renvoyant la balle à Ottawa, M. Eby cherche à se dépêtrer d’une situation qui menace sa propre survie politique à quelques mois à peine des élections provinciales d’octobre prochain. Le Nouveau Parti démocratique de la Colombie-Britannique a vu son avance dans les sondages fondre comme neige au soleil au cours des dernières semaines, alors que le Parti conservateur de cette province vit une renaissance spectaculaire, largement en raison du mécontentement de la population vis-à-vis de la décriminalisation.

Le débat s’est transporté cette semaine à la Chambre des communes. Lors de la période des questions mardi, M. Poilievre a demandé à M. Trudeau pourquoi son gouvernement tardait à répondre à la demande de M. Eby. « Quand mettrons-nous fin à cette politique cinglée de ce premier ministre cinglé ? » a-t-il dit en anglais, en qualifiant M. Trudeau de wacko. Le refus de M. Poilievre de retirer ses propos, comme l’avait exigé le président, Greg Fergus, a mené à son expulsion de la Chambre pour le restant de la journée. De retour en Chambre mercredi, M. Poilievre a repris ce thème en demandant à
M. Trudeau s’il allait « imposer à Montréal le même chaos qu’il a imposé en Colombie-Britannique » en exauçant le souhait de la mairesse Valérie Plante de suivre l’exemple de la province de la côte ouest.

Que l’on ne s’y trompe pas : parfois, M. Poilievre ne se soucie pas des nuances, sinon des vérités. Le projet-pilote de décriminalisation des drogues dures et les programmes d’approvisionnement plus sécuritaire sont des réponses légitimes, prônées par les experts, à un fléau de santé publique qui détruit des milliers de vies chaque année et dont les causes sont aussi complexes que difficiles à éradiquer. L’approche punitive s’est avérée un échec total. Mais la mise en oeuvre bâclée du projet-pilote de décriminalisation en Colombie-Britannique a rendu vulnérables les politiciens progressistes qui l’avaient autorisé.

M. Poilievre exploite cette vulnérabilité au maximum en présentant cette initiative, tout comme celle de l’approvisionnement plus sécuritaire, comme des signes de « la décivilisation » de la société canadienne. Ce thème était déjà au coeur de sa fameuse vidéo de 2022. Depuis, il tape fort sur ce clou — et en tire de grands résultats, si on se fie aux sondages.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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La décivilisation selon Pierre Poilievre

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04.05.2024

Deux mois après son élection à la tête du Parti conservateur du Canada, en 2022, Pierre Poilievre a publié une vidéo désormais fameuse dans laquelle il résumait sur un ton lugubre tous les maux de la société canadienne qui s’étaient accumulés depuis l’élection de Justin Trudeau. « Avez-vous parfois le sentiment que tout est brisé au Canada ? » avait-il demandé, assis sur une bûche sur une plage de Vancouver, près d’un campement improvisé. « Les dépendances que nous voyons et qui terrorisent ces gens et nos communautés, disait-il, en montrant du doigt les tentes derrière lui, sont le résultat d’une expérience ratée — une politique délibérée des gouvernements woke libéral et néodémocrate visant à inonder nos rues de ces poisons que sont les drogues payées par les contribuables. »

M. Poilievre faisait alors référence aux projets d’approvisionnement plus sécuritaire qu’avait lancés le gouvernement néodémocrate de la Colombie-Britannique, avec la collaboration et le financement du gouvernement fédéral. Ceux-ci permettaient aux gens les plus à risque de surdose d’avoir accès à des médicaments de qualité pharmaceutique, tels que l’hydromorphone, comme substituts aux drogues de rue très toxiques.

Ces projets sont vite devenus la cible des politiciens de droite et l’objet de multiples articles dans le National........

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