L’incapacité grandissante de François Legault à lire le Québec qu’il gouverne n’a jamais paru aussi flagrante que dans le bras de fer qui oppose son gouvernement aux forces vives de l’éducation. Sa sortie émotive pour « arrêter la grève » au nom du « bien de nos enfants » n’aura que confirmé sa déconnexion. Même avec la plus mauvaise foi du monde, ce qui se déroule sous ses yeux ne saurait se réduire à une attaque contre « nos enfants ». Si autant de Québécois sont debout — travailleuses, mais aussi parents, grands-parents et citoyens derrière eux —, c’est d’abord parce qu’ils croient dur comme fer que le bien de nos enfants dépend aussi de la réparation d’un modèle public en déroute.

Le cri du coeur du premier ministre ne pouvait survenir à un plus mauvais moment. Alors que les jours de congé forcé s’accumulent pour plus de 368 000 élèves (et leurs familles, qui, soyons honnêtes, ont vécu bien pire pendant la pandémie), des reportages mettent en lumière le poids que le recours à la grève illimitée met sur les épaules des syndiqués, en majorité des femmes, sortis dans le froid de l’automne sans fonds de grève. Pour les plus vulnérables, principalement des mères de famille monoparentale, quelques couples d’enseignants sans revenus et un nombre substantiel d’employés de soutien scolaire, cela se traduit par d’énormes pressions financières.

Consolidation de dettes négociée en urgence, report à grands frais de paiement de biens divers, vente au rabais de voiture, la collègue Jessica Nadeau a documenté cette précarisation accélérée au bout de laquelle pend parfois le spectre d’une faillite personnelle. C’est spécialement vrai pour certaines jeunes recrues, dont le revenu, plus modeste au bas de l’échelle, ne leur a pas permis de se ménager un coussin pour affronter pareille charge à fond de train.

Qui irait s’infliger pareil stress si ce n’est pour une cause qui le dépasse ? La question est fondamentale. Pourtant, elle ne semble même pas faire partie de l’équation. Mesure-t-on bien à Québec ce que suppose le fait qu’un employé de soutien scolaire sur huit (12 %) a eu recours aux banques alimentaires dans la dernière année ? Comprend-on qu’au fur et à mesure que la grève s’étire, d’autres viennent grossir leurs rangs ? C’est ça, le Québec moderne ?

La pression financière peut devenir si vive que Le Devoir a répertorié des dizaines d’annonces de grévistes offrant en sous-main leurs services de tutorat et de gardiennage. Les collègues Améli Pineda et Stéphanie Vallet en ont contacté plusieurs pour connaître leurs pratiques. La plupart leur ont proposé des tarifs allant de 25 $ à 40 $ l’heure, majoritairement sans facture.

La manoeuvre soulève de sérieuses questions morales et éthiques. Ces pratiques mettent frontalement à mal la solidarité syndicale. Mais on a tellement bien intégré l’idée d’un marché scolaire au Québec qu’on a du mal à jeter la première pierre à des profs et à des parents qui ne font que reproduire ce que notre école à trois vitesses a déjà permis de mettre en place toute l’année sans qu’on trouve à s’en offusquer assez pour décréter que ça suffit.

Par la bande, le phénomène vient accentuer les disparités immenses qui affectent les élèves, un problème qui, ô surprise, est au coeur même de la présente négociation. Les directions syndicales elles-mêmes se sont gardées de sortir le bâton. Tant de profs ont déjà quitté le navire, il ne faudrait pas en pousser d’autres à faire de même. Et puis, il est toujours délicat de parler de solidarité syndicale sans glisser vers la responsabilité syndicale.

Pour la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), qui a opté pour l’arme nucléaire de la grève illimitée, la pente est spécialement savonneuse. La Fédération a-t-elle fait tout ce qu’elle pouvait en amont pour préparer ses membres aux conséquences sonnantes et trébuchantes de cet historique bras de fer ? A-t-elle prévu tous les mécanismes utiles et nécessaires pour les aider à traverser le conflit au meilleur des cotisations perçues ? La preuve est loin d’avoir été faite. Tous ces non-dits pourraient venir la hanter, et pour longtemps encore.

Il est bon de rappeler que les parties se sont engagées dans cette négociation en sachant qu’elles écriraient une page d’histoire. Deux jugements de la Cour suprême du Canada ont encadré et restreint le recours valide à une loi spéciale dans les conflits de travail. Même si cette épée de Damoclès s’est éloignée, les syndicats savent que l’usure vient à bout des plus grands élans, la FAE plus que les autres, puisque ses membres s’appauvrissent en temps réel.

Le bien de nos enfants que toutes les parties disent rechercher n’adviendra pourtant pas autrement qu’avec une « bonne entente négociée ». Ni le chantage ni l’affrontement ne pourront servir cet idéal. Il faut revenir à cette perle de l’essayiste et moraliste Joseph Joubert : « Le but du débat […] ne doit pas être la victoire, mais le progrès. » Or, pour être significatif, ce progrès devra servir à panser le collectif. Pas à le démanteler, à le piétiner ou à s’en arroger la meilleure part.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

QOSHE - Le bien de nos enfants - Louise-Maude Rioux Soucy
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Le bien de nos enfants

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04.12.2023

L’incapacité grandissante de François Legault à lire le Québec qu’il gouverne n’a jamais paru aussi flagrante que dans le bras de fer qui oppose son gouvernement aux forces vives de l’éducation. Sa sortie émotive pour « arrêter la grève » au nom du « bien de nos enfants » n’aura que confirmé sa déconnexion. Même avec la plus mauvaise foi du monde, ce qui se déroule sous ses yeux ne saurait se réduire à une attaque contre « nos enfants ». Si autant de Québécois sont debout — travailleuses, mais aussi parents, grands-parents et citoyens derrière eux —, c’est d’abord parce qu’ils croient dur comme fer que le bien de nos enfants dépend aussi de la réparation d’un modèle public en déroute.

Le cri du coeur du premier ministre ne pouvait survenir à un plus mauvais moment. Alors que les jours de congé forcé s’accumulent pour plus de 368 000 élèves (et leurs familles, qui, soyons honnêtes, ont vécu bien pire pendant la pandémie), des reportages mettent en lumière le poids que le recours à la grève illimitée met sur les épaules des syndiqués, en majorité des femmes, sortis dans le froid de l’automne sans fonds de grève. Pour les plus vulnérables, principalement des mères de famille monoparentale, quelques couples d’enseignants sans revenus et un nombre substantiel d’employés de soutien scolaire, cela se traduit par........

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