« Ça vient d’où, ça, Sondarjee ? » me demandait l’autre jour un sympathique serveur d’un bar de Villeray quand il a vu mon nom sur ma carte de crédit. J’ai l’habitude. Mais je ne sais toujours pas quoi répondre. Je suis née à Sherbrooke, ma mère vient de Stoke et mon père vient de Betroka, un petit village au sud de la capitale du Madagascar. Il est arrivé au Québec à 17 ans, pour suivre son neveu Nazir et ses autres frères d’adoption. Mon arrière-grand-père Gova a émigré de la province indienne du Gujarat vers la grande île africaine en 1906 avec ses enfants pour éviter la famine et les épidémies courantes en Inde en ce temps-là.

Donc ma famille est d’un côté des Demers, Roy, Bourrassa, et de l’autre des Sondarjee, Alibay, Badaroudine. Je suis Québécoise francophone et je passe pour blanche la plupart du temps. Sauf quand on voit mon nom, que j’ai passé un été particulièrement ensoleillé ou que je parle de ma famille musulmane. Je suis d’héritage multiracial, ou comme on dit en anglais, « mixed-race ». Il n’y a pas de traduction précise ou de terme politiquement correct en français, donc disons que je suis un mix complexe de legs et de parcours.

Il y a 30 ans cette année, l’intellectuelle Maria Primitiva Paz Root écrivait un document hautement symbolique : la Charte des droits des personnes d’héritages mixtes (Bill of Rights for People of Mixed Heritage). Grâce à son travail, depuis l’an 2000, le recensement des États-Unis permet aux répondants de sélectionner plus d’une case d’identité culturelle pour s’identifier. C’est aussi possible au Canada. Si la majorité des gens sont bien confortablement installés dans une case, beaucoup (comme moi) trouvent la question « qui es-tu » problématique.

J’ai rencontré Magalie Lefebvre Jean dans une séance d’escalade et on s’est tout de suite reconnues. Elle est noire, elle a des dreads, elle fait du savon et elle possède des dizaines de plantes… on ne se ressemble pas. Mais ça a cliqué tout de suite, parce qu’on a vite compris qu’une chose nous reliait : l’expérience d’avoir des origines mixtes.

C’est une expérience à la fois bien précise (avoir des origines variées) mais très différente (en fonction du mix qui nous caractérise). Les personnes biraciales, multiraciales ou mixtes peuvent vivre du racisme quotidiennement (ou pas), peuvent venir de famille immigrante (ou pas) de pays du Sud global (ou pas). Et elles peuvent se questionner sur leur identité (ou pas).

Magalie et moi, on n’a jamais été accompagnées par quelqu’un qui nous aurait dit « écoute, c’est parce que tu es mixte que tu te sens comme ça » ou « écoute, cette personne te pose cette question parce qu’elle veut te mettre dans une case même si toi tu coches plusieurs cases ».

Cet automne, elle a publié un livre que j’attendais avec impatience. Comme moi, elle est entre deux chaises, entre deux mondes, d’où le titre de son livre. Ni comme ma mère, ni comme mon père. Chronique d’une femme biraciale farouche (Hurlantes éditrices) est à ma connaissance le premier livre sur la biracialité en français, et définitivement le premier ancré au Québec.

Son expérience d’identité frontalière reflète la mienne, mais en diffère aussi beaucoup. Elle a un nom de Blanche, mais n’en a pas l’allure. Moi j’ai un nom d’Indienne, mais j’ai l’air de venir de Saint-François-du-Lac. De père haïtien et de mère blanche, elle est noire pour qui la croise, donc elle a vécu beaucoup plus de ce qu’elle appelle des « microagressions » que moi. Pour démystifier les identités mixtes, elle a longuement parlé à des femmes biraciales francophones comme elle, pour rendre compte de leurs expériences quotidiennes. Et par le fait même, mieux se comprendre elle-même. Elle parle de racisme systémique de manière sensée et sensible.

Elle écrit, comme moi, pour lutter contre les « nouvelles frontières des identités politiques et sociales » qui se créent de plus en plus un peu partout dans le monde. Au-delà des divisions et des frontières qui se créent dans notre belle province et ailleurs, Magalie Lefebvre Jean tente de créer des ponts pour qu’on se parle. J’ai mieux compris ma propre identité, mais j’ai aussi mieux compris le Québec par son livre.

Ç’aurait été un livre essentiel pour la moi adolescente qui se questionnait, et pour la moi adulte qui se questionne encore un peu. Essentiel pour moi, pour toutes les personnes à l’héritage mixte et pour toutes personnes qui veulent nous comprendre un peu mieux. Au final, Magalie et moi, on est toutes les deux biraciales, mais on est aussi toutes les deux très québécoises.

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Exister sans se définir

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04.01.2024

« Ça vient d’où, ça, Sondarjee ? » me demandait l’autre jour un sympathique serveur d’un bar de Villeray quand il a vu mon nom sur ma carte de crédit. J’ai l’habitude. Mais je ne sais toujours pas quoi répondre. Je suis née à Sherbrooke, ma mère vient de Stoke et mon père vient de Betroka, un petit village au sud de la capitale du Madagascar. Il est arrivé au Québec à 17 ans, pour suivre son neveu Nazir et ses autres frères d’adoption. Mon arrière-grand-père Gova a émigré de la province indienne du Gujarat vers la grande île africaine en 1906 avec ses enfants pour éviter la famine et les épidémies courantes en Inde en ce temps-là.

Donc ma famille est d’un côté des Demers, Roy, Bourrassa, et de l’autre des Sondarjee, Alibay, Badaroudine. Je suis Québécoise francophone et je passe pour blanche la plupart du temps. Sauf quand on voit mon nom, que j’ai passé un été particulièrement ensoleillé ou que je parle de ma famille musulmane. Je suis d’héritage multiracial, ou comme on dit en anglais, « mixed-race ». Il n’y a pas de traduction précise ou de terme politiquement correct en français, donc disons que je suis un mix complexe de legs et de parcours.

Il y a 30 ans cette année, l’intellectuelle Maria Primitiva Paz........

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