Les débuts d’année de Justin Trudeau se suivent et se ressemblent. Le premier ministre peine à défendre ses luxueuses vacances au soleil, chez de riches amis de sa famille. Et de retour au pays, il doit composer avec les répercussions de sa réplique omnipotente aux manifestations de convois de camionneurs. Le verdict s’est cependant révélé cette fois-ci tout autre que l’assentiment accordé — à « contrecoeur », soit — par le juge Paul Rouleau au terme de sa commission d’enquête de l’an dernier.

Le blâme de la Cour fédérale est sévère : le recours du gouvernement Trudeau à la Loi sur les mesures d’urgence pour disperser, il y a deux ans presque jour pour jour, l’occupation d’Ottawa et des blocages frontaliers était « déraisonnable » et contraire à la Charte canadienne des droits et libertés.

Cette loi d’exception ne constitue justement qu’une « solution de dernier ressort », rappelle judicieusement le juge Richard Mosley. Et tout gouvernement fédéral ne peut simplement y recourir « parce que c’est commode de le faire ou […] plus efficace que les autres outils dont disposent les provinces ». Or, au fil de sa décision de plus de 200 pages, voilà précisément ce que reproche le juge Mosley au conseil des ministres de Justin Trudeau.

Le magistrat ne conteste pas l’état de crise ayant paralysé la capitale d’un pays du G7 pendant trois semaines, le pont Ambassadeur de Windsor, qui voit transiter à lui seul le quart du commerce entre le Canada et les États-Unis, ou le poste frontalier de Coutts, en Alberta, où deux bombes artisanales et 36 000 munitions ont été découvertes en cours de siège. Le juge Mosley confesse qu’il aurait peut-être lui-même invoqué pour la toute première fois la Loi sur les mesures d’urgence pour y répliquer.

Mais si le seuil émotif et politique semblait sans conteste être atteint, le seuil légal d’une réelle menace à la sécurité nationale, lui, n’a pas été franchi. L’ultime test qui aurait pourtant dû guider le gouvernement Trudeau, même dans l’urgence.

Le juge Mosley taille en pièces l’argumentaire des libéraux, réitéré cette semaine pour annoncer, sitôt la décision tombée, qu’ils la porteront en appel. La crise n’était pas nationale, puisque le barrage de Coutts commençait à s’essouffler avec l’intervention de la GRC, et que la Sûreté du Québec avait su prévenir le cantonnement de camionneurs sur son propre territoire. Elle était plutôt ontarienne, le gouvernement de Doug Ford refusant de s’en mêler par préservation électorale. Et surtout ottavienne, le magistrat reprochant à son tour aux autorités municipales et policières leur « incapacité » d’intervenir. C’est donc pour répliquer à cette incompétence locale que Justin Trudeau s’est doté de pouvoirs absolus à l’échelle pancanadienne. Lesquels ont enfreint les droits et libertés de manifestants, pour leur part, pacifiques. La saisie de comptes en banque de participants moins innocents est également jugée contraire à la Charte.

Peu d’électeurs (hormis des conservateurs) risquent de lui en tenir rigueur. Le chaos de ces campements de camionneurs, enracinés et déterminés à y rester, était tel que l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence s’était méritée l’appui d’une majorité de Canadiens. Mais l’impopularité d’une cause et de ses activistes, ou la volonté d’un gouvernement accusé d’inaction de protéger sa propre réputation, ne justifient pas le recours à tout un lourd arsenal de mesures d’urgence sans précédent. Un heureux rappel à l’ordre de la Cour fédérale, qui saura, espérons-le, baliser tout futur usage de cette loi qui doit demeurer d’exception.

Le juge Mosley invite d’ailleurs, à l’instar du juge Rouleau, le Parlement fédéral à revoir la définition de « menace à la sécurité nationale » et de « violence grave » prévues dans ses lois. L’instabilité économique, au coeur de la justification libérale, n’y figure pas. Une mise à jour des périls possibles au XXIe siècle, sans qu’ils incluent nécessairement cette sécurité financière canadienne, ne serait pas superflue. Et permettrait surtout, là encore, de jalonner tout autre recours éventuel à cette loi.

Justin Trudeau se serait certainement passé de cette décision judiciaire. Une nouvelle tuile venue faire dérailler sa rentrée politique, qui misait sur un resserrement de l’immigration temporaire étudiante et le spectre d’un retour de Donald Trump pour reprendre un peu d’ascendant sur son plus populaire rival Pierre Poilievre.

Tout comme il se serait dispensé de la sortie — rapidement ravisée — de son député d’arrière-ban de Terre-Neuve-et-Labrador, Ken McDonald, ayant remis en question pour la première fois publiquement le leadership du chef libéral. Et qui, accessoirement, n’avait pas fermé la porte l’automne dernier à faire le saut en politique provinciale.

M. Trudeau martèle qu’il ne prendra pas de sitôt de marche dans la neige pour réfléchir, comme son père à sa sortie politique. Il doit cependant déjà s’ennuyer de ses balades dans le sable de la Jamaïque. L’année 2024 ne lui sera visiblement pas plus clémente.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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Respecter l’esprit de la loi, même dans l’urgence

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25.01.2024

Les débuts d’année de Justin Trudeau se suivent et se ressemblent. Le premier ministre peine à défendre ses luxueuses vacances au soleil, chez de riches amis de sa famille. Et de retour au pays, il doit composer avec les répercussions de sa réplique omnipotente aux manifestations de convois de camionneurs. Le verdict s’est cependant révélé cette fois-ci tout autre que l’assentiment accordé — à « contrecoeur », soit — par le juge Paul Rouleau au terme de sa commission d’enquête de l’an dernier.

Le blâme de la Cour fédérale est sévère : le recours du gouvernement Trudeau à la Loi sur les mesures d’urgence pour disperser, il y a deux ans presque jour pour jour, l’occupation d’Ottawa et des blocages frontaliers était « déraisonnable » et contraire à la Charte canadienne des droits et libertés.

Cette loi d’exception ne constitue justement qu’une « solution de dernier ressort », rappelle judicieusement le juge Richard Mosley. Et tout gouvernement fédéral ne peut simplement y recourir « parce que c’est commode de le faire ou […] plus efficace que les autres outils dont disposent les provinces ». Or, au fil de sa décision de plus de 200 pages, voilà précisément ce que reproche le juge Mosley au conseil des ministres de Justin Trudeau.

Le magistrat ne conteste pas l’état de crise........

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