« Je ne crois que ce que je vois », cette phrase attribuée à Thomas, disciple du Christ, semble plus que jamais désuète. En effet, la frontière entre le réel et le faux n’a jamais été aussi étroite qu’avec l’émergence de l’intelligence artificielle (IA). Cette nouvelle technologie a permis une prolifération exponentielle des hypertrucages (deepfakes).

« Les "deepfakes" sont des images ou des vidéos manipulées qui sont fausses, mais semblent authentiques et crédibles », rappelle l'auteur.. La majorité des hypertrucages sont à caractère sexuel. En effet, plus de 90 % des deepfakes en ligne montrent des vidéos ou des images intimes non consensuelles de femmes.

Aujourd’hui, ce genre de contenu peut être facilement fabriqué à partir de nos téléphones intelligents. Ce texte se veut donc un cri d’alarme contre ce phénomène croissant et l’absence de protection adéquate et de recours judiciaire pour les femmes victimes d’hypertrucages sexuels.

La première fois que j’ai entendu parler des images modifiées, c’était en 2018, lorsqu’une vidéo du président Barack Obama circulait en ligne le montrant en train d’insulter son successeur, Donald Trump, le traitant d’idiot. Le réalisme et la qualité de la vidéo la rendaient crédible.

Cette expérience souligne à quel point il peut être facile d’être trompé par cette technologie. Si la manipulation de vidéos de figures politiques interroge déjà notre système démocratique et notre capacité à différencier le vrai du faux, l’utilisation de deepfakes pour créer du contenu sexuel non consenti représente une menace bien plus grave pour des millions de femmes.

Ces dernières années, plusieurs femmes ont vu leur intimité violée et leurs images les plus personnelles diffusées sans leur accord à l’aide de deepfakes. Ce fléau touche toutes les sphères de nos sociétés, jusque dans nos écoles secondaires, où de très jeunes filles se retrouvent victimes de cette violation de l’intimité.

Tout récemment, à l’occasion du Super Bowl, nous avons tous été témoins de la diffusion d’images pornographiques de la chanteuse Taylor Swift, générées par l’intelligence artificielle, qui ont inondé Internet. Ce cas particulier met en évidence le fait qu’aucune femme, indépendamment de son statut social, n’est à l’abri de ces atteintes.

Les conséquences de ces hypertrucages sexuels sont importantes. Cela peut conduire des femmes à l’isolement social, à la dépression et parfois au suicide. La vidéoblogueuse féministe américano-canadienne Anita Sarkeesian résume ces conséquences en disant : « Les hypertrucages sont utilisés comme une arme pour faire taire les femmes, les dégrader, exercer un pouvoir sur elles, nous réduisant ainsi à des objets sexuels. Ce n’est pas qu’une simple affaire de plaisir et de jeux. Ça peut détruire des vies. »

Mais que faut-il faire pour endiguer ce phénomène ? Au Canada, et particulièrement au Québec, nous sommes confrontés à l’urgence d’adopter des mesures législatives et préventives pour endiguer ce fléau et offrir un soutien aux survivantes. Cela passe, premièrement, par une grande sensibilisation, notamment auprès des jeunes. Le rôle des parents et de l’école doit être de faire d’eux des citoyens numériques avisés, pleinement conscients des dangers et des conséquences réelles de ces technologies.

Deuxièmement, le Québec devrait adopter une loi semblable à l’Intimate Images Protection Act de la Colombie-Britannique. Cette loi permet aux survivantes d’intenter des actions civiles auprès des tribunaux pour faire retirer rapidement des images intimes générées par des hypertrucages — une option non directement offerte par le Code criminel et les lois sur la protection à la vie privée. Elle permet aussi de poursuivre les auteurs et les géants du Web pour obtenir des dommages-intérêts.

La Colombie-Britannique est la quatrième province à avoir adopté une telle loi, après l’Île-du-Prince-Édouard, la Saskatchewan et le Nouveau-Brunswick. Le fait de faire explicitement référence aux hypertrucages dans la législation marque une évolution importante dans la protection contre la distribution non consensuelle d’images intimes, en s’attaquant aux défis que posent cette technologie.

Le projet de loi C-63 sur les préjudices en ligne, actuellement débattu à la Chambre des communes, va dans ce sens au fédéral. En effet, s’il est adopté, il obligerait les géants du Web à fournir des moyens clairs et accessibles pour signaler de tels contenus et pour bloquer les utilisateurs qui diffusent ces contenus, en plus de garantir leur retrait sous 24 heures. Il est encore temps d’agir.

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Quand le virtuel blesse le réel, ou les femmes face aux hypertrucages sexuels

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10.04.2024

« Je ne crois que ce que je vois », cette phrase attribuée à Thomas, disciple du Christ, semble plus que jamais désuète. En effet, la frontière entre le réel et le faux n’a jamais été aussi étroite qu’avec l’émergence de l’intelligence artificielle (IA). Cette nouvelle technologie a permis une prolifération exponentielle des hypertrucages (deepfakes).

« Les "deepfakes" sont des images ou des vidéos manipulées qui sont fausses, mais semblent authentiques et crédibles », rappelle l'auteur.. La majorité des hypertrucages sont à caractère sexuel. En effet, plus de 90 % des deepfakes en ligne montrent des vidéos ou des images intimes non consensuelles de femmes.

Aujourd’hui, ce genre de contenu peut être facilement fabriqué à partir de nos téléphones intelligents. Ce texte se veut donc un cri d’alarme contre ce phénomène croissant et l’absence de protection adéquate et de recours judiciaire pour les femmes victimes d’hypertrucages sexuels.

La première fois que j’ai entendu parler des images modifiées, c’était en 2018, lorsqu’une vidéo du président Barack Obama circulait en ligne le montrant en train d’insulter son successeur, Donald Trump, le traitant d’idiot. Le réalisme et la qualité de la........

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