La place du privé dans le service public fait chez nous, en ce moment, mais à vrai dire tout le temps, l’objet de très vifs débats. C’est le cas dans le dossier des garderies, où certains jugent que son déploiement se fait au détriment des CPE, ce que d’autres contestent. C’est bien entendu aussi le cas dans le domaine de la santé.

Mais restons-en à l’éducation.

Ici, le débat se concentre couramment sur ce qu’on appelle l’école à trois vitesses : le réseau public, le réseau privé, et le public offrant des programmes particuliers. Mais n’oublions pas non plus l’école à domicile et tout le dossier des écoles religieuses.

La donne actuelle est-elle acceptable, ou pas ? Comment et par quels critères en juger ? Le cas échéant, devrait-on agir ? Le peut-on ? Et si oui, alors comment ?

Chaque fois, pour des gens le moindrement sérieux, on retrouve derrière tout cela la décisive et difficile question de savoir ce qui est juste et à qui, partant, revient l’autorité d’éduquer.

Certes, d’aucuns vont défendre à tout prix le statu quo qui leur est favorable. Mais même eux voudront au moins se donner l’apparence d’un argumentaire qui permet de conclure que ce qui prévaut est juste.

Alors, qu’est-ce qui est juste dans la répartition d’un bien comme l’éducation ? Dans une société pluraliste comme la nôtre ? Est-ce la même chose pour d’autres biens, comme la santé ?

Bien des argumentaires plausibles sont avancés et il n’est pas facile de trancher.

Une histoire imaginée par l’économiste Amartya Sen, Prix Nobel en ce domaine, le fait bien comprendre. Sen nous présente trois enfants — appelons-les Évelyne, Louis et Arthur — qui se disputent pour savoir qui aura une flûte.

Évelyne prétend qu’elle lui revient parce qu’elle est la seule à savoir en jouer.

Louis dit qu’il est si pauvre qu’il n’a aucun jouet à lui : la flûte serait son seul jouet.

Arthur assure que c’est lui qui a fabriqué la flûte et qu’elle est donc à lui.

Chaque enfant utilise un argument que des économistes, des philosophes et bien d’autres ont utilisé pour trouver le critère de distribution des biens qui serait juste.

Évelyne serait une utilitariste : est juste ce qui produit le maximum de bienfaits — ici, jouer et entendre jouer de la flûte. Louis utilise un argument demandant qu’on vise à accroître l’égalité économique. Et Arthur emploie un argument utilisé par les libertariens et selon lequel ce qu’on produit nous revient (mais Arthur n’a sûrement pas fabriqué les machines utilisées pour faire sa flûte ni tranché l’arbre d’où vient le bois…).

Ces vastes questions restent débattues et aucune solution ne fait l’unanimité.

Il n’est pas difficile de transposer tout cela à nos actuels débats sur l’école, où des arguments semblables, et d’autres, eux aussi plausibles, sont invoqués.

Sans pouvoir entrer dans les détails, disons qu’on fera valoir ici le libre choix des parents ; là, les retombées économiques, notamment induites par ces gens qui vont aller à l’université — et qui, en majorité, auront été au privé ; là, on déplorera le coût pour le public du privé, un prix jugé inacceptable ; mais ici, ce que le privé fait économiser au public ; ailleurs, on déplorera l’inégalité des chances, mais là, l’importance de la compétition ; ailleurs encore, la citoyenneté et l’école commune qu’elle exige. Et j’en passe.

Le débat se poursuit et les choses allant comme elles vont, je prédis qu’aucun gouvernement ne le tranchera. Le faire susciterait trop de grogne et, de toute façon, tous les camps, souvent bien organisés, ont des arguments au moins plausibles.

Il se pourrait aussi, disons-le, que ce que nous avons soit ce qui serait souhaitable aux yeux de la majorité. Mais on n’en sait rien et un simple sondage ne nous renseignera pas : il faudrait pour cela débattre des enjeux et être bien informés de tout ce qu’ils impliquent. Que faire ?

J’affirme que sur un dossier d’une telle importance, il faudrait pouvoir prendre le temps d’informer le public des enjeux, des pistes de solution possibles, de ce que chacune implique, puis de chercher à dégager le consensus social le plus large possible. Un simple sondage, par définition, ne suffirait pas. Il faudra prendre le temps qu’il faut pour informer, discuter, écouter.

Il y a longtemps (depuis 2016…) que je le dis : dans ce dossier en éducation, et dans bien d’autres, il nous faut une nouvelle commission Parent.

J’avais proposé, un peu à la blague, de l’appeler la commission Parent 2.0. Je me ravise. Je la pense toujours nécessaire, mais lui voudrais un nouveau nom : la commission Rocher, en l’honneur de monsieur Guy Rocher, l’immense Guy Rocher, qui a participé à la commission Parent. Et qui en souhaiterait une nouvelle.

Il aura 100 ans dans quelques jours.

Bon anniversaire, Monsieur Rocher. Et merci pour tout.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Combien de vitesses voulons-nous?

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13.04.2024

La place du privé dans le service public fait chez nous, en ce moment, mais à vrai dire tout le temps, l’objet de très vifs débats. C’est le cas dans le dossier des garderies, où certains jugent que son déploiement se fait au détriment des CPE, ce que d’autres contestent. C’est bien entendu aussi le cas dans le domaine de la santé.

Mais restons-en à l’éducation.

Ici, le débat se concentre couramment sur ce qu’on appelle l’école à trois vitesses : le réseau public, le réseau privé, et le public offrant des programmes particuliers. Mais n’oublions pas non plus l’école à domicile et tout le dossier des écoles religieuses.

La donne actuelle est-elle acceptable, ou pas ? Comment et par quels critères en juger ? Le cas échéant, devrait-on agir ? Le peut-on ? Et si oui, alors comment ?

Chaque fois, pour des gens le moindrement sérieux, on retrouve derrière tout cela la décisive et difficile question de savoir ce qui est juste et à qui, partant, revient l’autorité d’éduquer.

Certes, d’aucuns vont défendre à tout prix le statu quo qui leur est favorable. Mais même eux voudront au moins se donner l’apparence d’un argumentaire qui permet de conclure que ce qui prévaut est juste.

Alors, qu’est-ce qui est juste dans la........

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