Le psychologue Jonathan Haidt fait paraître un livre, The Anxious Generation: How the Great Rewiring of Childhood Is Causing an Epidemic of Mental Illness, écrit un article dans la revue The Atlantic et, tout à coup, les écailles tombent des yeux de plusieurs chroniqueurs, journalistes, panélistes et commentateurs de l’actualité qui oeuvrent dans différents médias au sujet des ravages causés par le téléphone intelligent, les réseaux sociaux et les écrans en général chez les enfants et les adolescents.

Mais où étaient tous ces gens au cours des 15 dernières années ? N’avaient-ils pas encore appris à lire ? Vivaient-ils dans une caverne ou dans un monde parallèle ?

C’est que les travaux scientifiques à ce sujet sont loin d’être récents. Je regarde dans ma modeste bibliothèque et voyez ce que j’y trouve. Il y a ce livre remarquable de Nicholas Carr paru en 2011 intitulé Internet rend-il bête ?. En 2012, l’anthropologue et psychologue Sherry Turkle publiait Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines. Trois ans plus tard, elle approfondissait son travail sur les effets négatifs du numérique chez les jeunes avec Les yeux dans les yeux. Le pouvoir de la conversation à l’heure du numérique.

En 2015, l’OCDE publiait son document Connectés pour apprendre ?, dans lequel il est déjà écrit que « les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les technologies de l’information et de la communication en éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en science ». En 2017, c’est au tour de la psychologue Jean M. Twenge de publier son livre très documenté intitulé Génération Internet. Comment les écrans rendent nos ados immatures et déprimés. Et comment ne pas mentionner La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, de Michel Desmurget, publié en 2019 !

J’arrête ici mon énumération, bien qu’il y ait plusieurs autres études à mentionner. Toutefois, ce qu’ont en commun tous ces ouvrages, que j’ai d’ailleurs commentés et cités dans différents textes publiés au cours des 10 dernières années, c’est de tirer la sonnette d’alarme sur les effets délétères que les écrans et les appareils numériques peuvent avoir sur la santé physique et mentale des enfants et des adolescents : embonpoint, problèmes de posture et de vision, déficit de sommeil, stress, angoisse, sentiment d’isolement, dépression, absence d’empathie, déficit d’attention, difficulté à socialiser et à communiquer en face-à-face, immaturité, fragilité, sans oublier les problèmes d’apprentissage à l’école !

Bien qu’elle soit tardive, il faut évidemment se réjouir de cette prise de conscience dans les médias. Mais en est-il de même chez les technopédagogues, dans les directions d’école et au ministère de l’Éducation ?

Malgré les constats alarmants concernant les conséquences négatives des écrans sur la santé psychologique des jeunes, nombre d’entre eux continuent à vivre dans le déni, à croire mordicus aux belles promesses sans fondement que les seigneurs du numérique font miroiter depuis des années, à s’imaginer que tous les progrès technologiques ne peuvent être que positifs, autant dans le monde de l’éducation que dans la vie quotidienne.

« On n’arrête pas le progrès. On l’accélère », scande une publicité de l’iPhone 12 d’Apple. Alors pas question, chez les apôtres du tout-numérique, de s’arrêter pour faire le point, pour réfléchir, pour prendre une distance critique. Lorsque le mythe du progrès fait équipe avec le fétichisme technologique chez une personne, celle-ci devient imperméable aux preuves scientifiques, au principe de précaution et au doute.

Que de pression et de temps il aura fallu pour faire admettre au ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, que le téléphone n’avait pas sa place dans une salle de cours ! Toutefois, alors que le premier ministre français, Gabriel Attal, nous informait, dans le cadre d’une visite dans une école québécoise, que le téléphone intelligent était interdit pas seulement dans les salles de cours, mais dans les établissements scolaires primaires et les collèges en France, notre ministre de l’Éducation, fidèle à l’attitude attentiste dont fait preuve son gouvernement, n’a rien trouvé de mieux à dire qu’« on n’est pas rendus là encore ».

Les gouvernements qui se sont succédé au cours des 20 dernières années n’ont pas hésité à débloquer rapidement des budgets astronomiques pour équiper les écoles d’ordinateurs, de portables, de tableaux blancs interactifs et de tablettes numériques malgré l’absence d’études sérieuses établissant les bienfaits de toute cette quincaillerie sur le développement et l’apprentissage des élèves. Il est quand même curieux de constater qu’ils refusent aujourd’hui de rétropédaler et de sortir les écrans de ces écoles, même si maintes études scientifiques démontrent que ces technologies sont dangereuses pour cette même population de jeunes. Voilà bien un autre exemple ahurissant de la force et de l’emprise du mythe du progrès et du fétichisme technologique dans notre système d’éducation !

Devant l’amoncellement des preuves, des témoignages et des données sur les répercussions négatives des écrans, certains finissent tout de même par admettre du bout des lèvres qu’il y a bien là un problème, mais s’empressent toutefois de dire que le remède ne doit en rien passer par l’interdiction, mais plutôt par la conscientisation des jeunes, par la responsabilisation des parents, par des campagnes d’information…

Oui, c’est toujours une bonne chose de sensibiliser la population, mais lorsqu’on fait face à un grave problème de santé publique, il vient un moment où les gouvernements et les acteurs du monde de l’éducation doivent prendre leurs responsabilités et passer à l’action. C’est ce qui a été fait avec le port de la ceinture de sécurité en automobile, la cigarette dans les lieux publics, le port du masque lors de la pandémie, etc. Il est maintenant temps de tracer la ligne concernant la présence des écrans et du téléphone intelligent dans nos établissements d’enseignement et leur utilisation par les jeunes dans la vie de tous les jours.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

QOSHE - Quand les écrans font écran à la réflexion et à l’action - Réjean Bergeron
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Quand les écrans font écran à la réflexion et à l’action

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17.04.2024

Le psychologue Jonathan Haidt fait paraître un livre, The Anxious Generation: How the Great Rewiring of Childhood Is Causing an Epidemic of Mental Illness, écrit un article dans la revue The Atlantic et, tout à coup, les écailles tombent des yeux de plusieurs chroniqueurs, journalistes, panélistes et commentateurs de l’actualité qui oeuvrent dans différents médias au sujet des ravages causés par le téléphone intelligent, les réseaux sociaux et les écrans en général chez les enfants et les adolescents.

Mais où étaient tous ces gens au cours des 15 dernières années ? N’avaient-ils pas encore appris à lire ? Vivaient-ils dans une caverne ou dans un monde parallèle ?

C’est que les travaux scientifiques à ce sujet sont loin d’être récents. Je regarde dans ma modeste bibliothèque et voyez ce que j’y trouve. Il y a ce livre remarquable de Nicholas Carr paru en 2011 intitulé Internet rend-il bête ?. En 2012, l’anthropologue et psychologue Sherry Turkle publiait Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines. Trois ans plus tard, elle approfondissait son travail sur les effets négatifs du numérique chez les jeunes avec Les yeux dans les yeux. Le pouvoir de la conversation à l’heure du numérique.

En 2015, l’OCDE publiait son document Connectés pour apprendre ?, dans lequel il est déjà écrit que « les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les technologies de l’information et de la communication en éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en science ». En 2017,........

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