Comme dans beaucoup de maisons où grandissent des enfants, il n’est pas rare, chez nous, de glisser sur un livre de Claude Ponti ou d’en repêcher un, sous un lit. Pages cornées, reliures rafistolées, balafres au feutre ici et là.

Ainsi sont traités les livres qu’on aime, et mes enfants les adorent. C’est un pays de merveilles, de monstres effrayants ou rigolos, un pays où les forêts sont des labyrinthes et où la pluie forme des flaques magiques. On vit douillettement dans des théières alors qu’au large se déploient de vastes paysages gardés par des pierres qui ressemblent aux Moaï de l’Île de Pâques.

Un jour, j’ai appris que Claude Ponti avait été violé par son grand-père et alors je ne pouvais m’empêcher de lire ce viol à chaque coin de page, tandis que je faisais la lecture à mes filles.

Je le voyais dans Le Tournemire, récit d’une étrange épidémie qui voient les enfants transformés en objets. (Certains adultes le trouvent bien pratique, ce virus, et s’en vont faire les courses avec leur petit changé en ballon.) Dans Ma Vallée, je tombais sur un arbre muet qui ne répète jamais rien à personne – j’y décelais le stigmate du viol. Et ces grands dolmens qui ne savent plus pourquoi ils pleurent… L’héroïne leur apprend le jeu du mistigri et voilà que la tristesse passe, parce que ce n’est pas la vie. C’est du Claude Ponti.

La chronique du temps présent d'Astrid Eliard :"Il y a un souci"

J’ai été très émue de le retrouver dans ce livre magnifique et essentiel, Triste tigre (prix Femina 2023), mi-essai, mi-récit d’une enfance éclatée par l’inceste. Neige Sinno écrit :

"Claude Ponti n’est pas une ancienne victime qui a fait des livres. C’est un grand auteur-dessinateur qui a eu une enfance difficile. Comme Blaise Cendrars, qui n’est pas un manchot poète mais un poète manchot."

Neige Sinno (empty)

Neige Sinno a raison d’insister, et la démonstration vaut au premier chef pour elle : elle ne doit son talent qu’à elle-même, et certainement pas au drame de son enfance. Elle dit également cette chose difficile à entendre mais qui nous oblige, nous, lecteurs et citoyens : "La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée".

Ça arrangerait tout le monde que l’art sauve les enfants maltraités, que le viol devienne plume ou montgolfière, comme dans les dessins de Ponti, parce qu’admirant la montgolfière, on détourne les yeux du viol. A l’heure où j’écris ces lignes (et où je me demande, bien sûr, comment tout cela va se terminer), le 20 novembre 2023, on célèbre la journée internationale des Droits de l’enfant et j’apprends que la CIIVISE, loin d’être dissoute, continuera sa mission pour protéger les victimes et briser le cercle de silence qui les enferme.

Astrid Eliard

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La chronique du temps présent d'Astrid Eliard :"Nous sommes tous des enfants abusés"

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26.11.2023

Comme dans beaucoup de maisons où grandissent des enfants, il n’est pas rare, chez nous, de glisser sur un livre de Claude Ponti ou d’en repêcher un, sous un lit. Pages cornées, reliures rafistolées, balafres au feutre ici et là.

Ainsi sont traités les livres qu’on aime, et mes enfants les adorent. C’est un pays de merveilles, de monstres effrayants ou rigolos, un pays où les forêts sont des labyrinthes et où la pluie forme des flaques magiques. On vit douillettement dans des théières alors qu’au large se déploient de vastes paysages gardés par des pierres qui ressemblent aux Moaï de l’Île de Pâques.

Un jour, j’ai appris que Claude Ponti avait été violé par son grand-père et........

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