L’heure est venue pour Jean de tirer sa révérence, après quarante-quatre années de bons et loyaux services. Il n’y a pas si longtemps, il est allé manifester contre le recul de l’âge de la retraite, par solidarité. Pourtant, en cet instant, alors qu’il regarde ses outils alignés sur l’établi, vêtu du seul costume qu’il possède, il se dit qu’il reprendrait bien encore du service, juste un peu, histoire de mieux se préparer à la vie qui l’attend.

La retraite, c’est un mot qui sonne la fuite après une défaite. Des journées sans pointeuse, ouvertes sur une liberté qu’il a toujours souhaitée et qui, maintenant, lui fait peur.

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Le patron va lire un discours, le même que d’habitude, il changera simplement le prénom. Pas un mauvais bougre, juste un « de Machinchose » qui pense que tutoyer ses employés est gage irréfutable de proximité, de légitimité. Jean était respecté par ses collègues, qui lui offriront certainement un cadeau. Puis viendra son tour de dire un petit mot, appris par cœur, tout en retenue, en pudeur. Il espère aller au bout sans avoir besoin du mouchoir en tissu plié en quatre dans la poche de son veston. Son heure de gloire, avant le pot de départ, avant les petits fours de chez Picard et les verres de mousseux.

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Marie-Paule sera là, son petit-fils dans les bras. Elle versera sûrement sa larme. Marie-Paule, c’est la femme de Jean. Elle compte bien l’assigner enfin à résidence. Elle a prévu de longue date une liste de travaux à faire dans la maison, maintenant qu’il va avoir le temps : installer les étagères du garage, poser des sanitaires à l’étage, changer le papier peint de la chambre, le genre de choses qui semblent essentielles à la vie spirituelle de Marie-Paule. Et puis, il pourra jouer avec ses petits-enfants, leur enseigner en douce ce que les parents des gamins s’évertueront ensuite à leur interdire, guetter leurs premières dents quand il perdra les siennes.

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Après les discours, il trinquera avec les copains, les proches de cœur, ceux qui ont, comme lui, grandi dans les marais-cages d’escaliers d’une barre d’immeuble, quittée depuis longtemps. Chacun possède désormais son pavillon et un carré de verdure. Leur grande fierté. Les blagues graveleuses de Gérard, les ragots de Jacques et les colères de José vont lui manquer. Leur tour viendra à eux-aussi, celui du patron également.

La roue tourne pour tout le monde pareil, il n’y a que l’état de la route qui change. On se souviendra des bons moments en se marrant, des moins bons en prenant un air grave.

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On se promettra de se retrouver en douce au Bistrot des amis pour boire des pastis et remettre le monde sur les bons rails.
Voilà ce à quoi pense Jean, pendant qu’il effleure ses outils, comme s’il caressait le corps d’une femme pour la dernière fois. Voilà à quoi il pense, pendant que Gérard pose une main sur son épaule. Il est temps de rejoindre les autres, profiter de la fête donnée en son honneur, et après, après, il verra bien.

Franck Bouysse

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La chronique du temps présent de Franck Bouysse : "Retraite au flambeau"

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07.04.2024

L’heure est venue pour Jean de tirer sa révérence, après quarante-quatre années de bons et loyaux services. Il n’y a pas si longtemps, il est allé manifester contre le recul de l’âge de la retraite, par solidarité. Pourtant, en cet instant, alors qu’il regarde ses outils alignés sur l’établi, vêtu du seul costume qu’il possède, il se dit qu’il reprendrait bien encore du service, juste un peu, histoire de mieux se préparer à la vie qui l’attend.

La retraite, c’est un mot qui sonne la fuite après une défaite. Des journées sans pointeuse, ouvertes sur une liberté qu’il a toujours souhaitée et qui, maintenant, lui fait peur.

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Le patron va lire un discours, le même que d’habitude, il changera simplement le prénom. Pas un mauvais bougre, juste un « de Machinchose » qui pense que........

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