Marcel Boisard a vécu de près les bouleversements de l’ordre géopolitique mondial lors d’une longue carrière entièrement consacrée aux relations internationales. Genevois passé par les bancs du Graduate Institute, où il est revenu faire un doctorat quinze ans après avoir obtenu sa licence (et où il a même enseigné plus tard encore), il a d’abord arpenté le monde comme délégué du CICR de 1962 à 1975 et travaillé en Algérie, au Yémen, en Egypte, en Syrie, en Jordanie, en Arabie saoudite.

C’est à cette époque qu’il a organisé le rapatriement des prisonniers de guerre arabes capturés par Israël lors de la guerre des Six-Jours. Respectant scrupuleusement le délai de confidentialité de cinquante ans révolus requis, il est revenu en 2017, puis en 2018, pour Le Temps sur les conditions de la négociation de la libération de 5500 prisonniers égyptiens contre une quinzaine d’Israéliens, après la guerre des Six-Jours en 1967. Il se trouve à l’époque au Caire dans un tout autre cadre, mais la guerre l’oblige à changer ses plans.

Extrait:

«J’avais déjà effectué deux missions pour le CICR, quelques mois en Algérie à la fin de la guerre d’indépendance, et deux ans au Yémen lors de la guerre civile. Me sachant en Egypte, la direction des opérations à Genève me contacta. Après moult hésitations et de fortes pressions, j’acceptai un contrat de quelques semaines, qui allait durer une décennie. Mon objectif immédiat était de venir en aide aux naufragés du désert. Dans la nuit même, avec le concours de la présidente des Dames du Croissant-Rouge, Madame Jihane Sadat, dont le mari était alors président du parlement, nous avons, avec des draps de l’hôpital et du mercure au chrome, confectionné de sommaires drapeaux de la Croix-Rouge. Le lendemain matin, j’arrivai sur la berge occidentale du canal de Suez. J’étais à mi-chemin entre Ismaïlia et Port-Saïd, dans la bourgade d’El-Kantara. On me prêta une barque lourde et rudimentaire.

Jeune et sportif, je trouvai, malgré le courant, la force de traverser vers l’autre rive, où les troupes israéliennes étaient arrivées.

Je n’avais pas vraiment peur. Je me souvenais des instructions apprises lors de mon école d’aspirant officier d’infanterie à Berne: être le plus visible possible, marcher au milieu de la rue pour éviter les mines éventuelles, etc. Je savais en outre qu’une armée disciplinée n’allait pas tirer sur un homme seul. Je tenais le drapeau dans ma main droite et, dans la gauche, ma petite machine à écrire portable. Dans la situation actuelle de lutte antiterroriste, elle aurait signé mon arrêt de mort! […]

Marcel Boisard en compagnie du général Moshe Dayan, ministre de la Défense, lors d’une réception diplomatique à Tel-Aviv, à l’été 1967. — © Collection Marcel Boisard

Recruté par téléphone, je n’avais pas d’ordre officiel de mission, mais seulement mon passeport suisse (avec une autorisation de séjour d’un an en Egypte!). [L’officier] déclara ne pas pouvoir me laisser aller plus loin, même s’il comprenait l’urgence de l’action humanitaire que je comptais entreprendre. Nous avons alors convenu que je reviendrai le lendemain à la même heure, avec, si possible, une attestation de l’ambassade de Suisse au Caire. Il aurait eu, pour sa part, le temps de demander des instructions à son état-major. Je repris donc ma barque. Arrivé au milieu du canal, je fus appelé par un porte-voix caché et prié de revenir sur la rive orientale. Le colonel israélien me dit sèchement: «My boss wants to see you.» Je montais dans sa jeep roulant à toute allure avec des radios de commandement à tue-tête. C’est sans doute dans ces circonstances que j’ai perdu ma petite machine à écrire Hermès! Le véhicule s’arrêta quelques instants pour attendre l’arrivée d’un convoi. Moshe Dayan descendit de la première jeep.

Ce devait être le 10 ou le 12 juin 1967. Le général me traita d’abord de «crazy», puis m’assura, selon le communiqué de presse alors émis, qu’«Israël consacrera à cette opération de récupération (sic!) autant d’avions qu’il le faudra et qu’un représentant de la Croix-Rouge sera autorisé à prendre place à bord de chaque appareil […]»

«Ces récits remontent à l’époque où le délégué était souvent seul, sans moyen de communication à disposition. Il devait savoir prendre des initiatives, quitte à se faire désavouer ultérieurement», commente un de ses amis.

Autre récit poignant, celui de «Septembre noir», quand du 6 au 9 septembre 1970, le Front populaire de libération de la Palestine détourna quatre avions de compagnies occidentales. Le CICR fut appelé à intervenir. Marcel Boisard était sur place.

En 1980, Marcel Boisard entre comme chargé de recherche à l’Unitar, cet organisme de l’ONU créé en 1963 pour former les jeunes diplomates des nouveaux Etats membres de l’ONU, et sis à Genève; il en devient le directeur général en 1992 et sera nommé sous-secrétaire général de l’Organisation des Nations unies à l’été 2001.

Il est revenu sur sa riche expérience de la vie internationale dans de nombreux livres et de nombreuses tribunes, notamment dans Le Temps.

Parmi ses textes marquants:

Mars 2018. L’ONU va mal. Quand bien même les temps sont durs, il faut reconsidérer globalement l’architecture des organisations intergouvernementales, afin d’éviter un cataclysme futur de dimension mondiale

Janvier 2019. La présence du président du CICR, Peter Maurer, au sein du conseil de fondation du WEF est problématique: voici pourquoi

Mars 2022. Construisons une nouvelle architecture de sécurité, non contre la Russie, mais pour l’ensemble de l’Europe

Décembre 2022. L’Ukraine n’est nullement la démocratie que l’on tend à nous vendre

Retrouvez ici toutes les tribunes signées de Marcel Boisard dans «Le Temps»

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Des souvenirs de Marcel Boisard

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09.04.2024

Marcel Boisard a vécu de près les bouleversements de l’ordre géopolitique mondial lors d’une longue carrière entièrement consacrée aux relations internationales. Genevois passé par les bancs du Graduate Institute, où il est revenu faire un doctorat quinze ans après avoir obtenu sa licence (et où il a même enseigné plus tard encore), il a d’abord arpenté le monde comme délégué du CICR de 1962 à 1975 et travaillé en Algérie, au Yémen, en Egypte, en Syrie, en Jordanie, en Arabie saoudite.

C’est à cette époque qu’il a organisé le rapatriement des prisonniers de guerre arabes capturés par Israël lors de la guerre des Six-Jours. Respectant scrupuleusement le délai de confidentialité de cinquante ans révolus requis, il est revenu en 2017, puis en 2018, pour Le Temps sur les conditions de la négociation de la libération de 5500 prisonniers égyptiens contre une quinzaine d’Israéliens, après la guerre des Six-Jours en 1967. Il se trouve à l’époque au Caire dans un tout autre cadre, mais la guerre l’oblige à changer ses plans.

Extrait:

«J’avais déjà effectué deux missions pour le CICR, quelques mois en Algérie à la fin de la guerre d’indépendance, et deux ans au Yémen lors de la guerre civile. Me sachant en Egypte, la direction des opérations à Genève me contacta. Après moult hésitations et de fortes pressions, j’acceptai un contrat de quelques semaines, qui allait durer une décennie. Mon objectif immédiat était de........

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