Tous les mercredis, Marie-Pierre Genecand revient sur un fait de société, un propos entendu, une histoire vécue; retrouvez ici toutes ses chroniques

A 55 ans, les Anglais Cyril et Kay, médecin et infirmière, sont traumatisés par Godfrey, le père de Kay, qui vient de mourir après de longues années d’un Alzheimer sévère. «Quand je pense à mon père, l’image qui me vient à l’esprit, c’est lui, nu, écumant de rage et couvert d’excréments», frissonne l’épouse.

«Tout sauf ça», décide Cyril, qui, en 1995, propose/impose à sa femme un suicide à deux, à 80 ans, donc dans vingt-cinq ans. «C’est la meilleure façon de tirer notre révérence. On se suicidera chez nous, quand nous sommes encore capables de nous reconnaître mutuellement, de nous embrasser pour nous dire au revoir. Avant que nous tombions dans la déchéance et l’humiliation. Avant de coûter un bras à nos compatriotes pour survivre à l’état de simples outres à souffrance.» La mort à deux, en 2020, via une surdose de somnifère prise le soir de leur anniversaire, c’est plié.

Dans son roman A prendre ou à laisser qui vient de sortir en français, Lionel Shriver propose plusieurs réalisations de ce plan saisissant et le lecteur est quitte de choisir sa version préférée. N’empêche, le départ programmé est tellement documenté qu’on soupçonne l’auteure, une dure à cuire, d’être un peu séduite par l’idée.

Cyril, son médecin, dit encore: «A 60 ans, les gens coûtent deux fois plus cher à la société qu’un trentenaire. A 85 ans, le différentiel est de un à cinq. Cinq fois plus de pognon pour garder en vie un vieux croûton avachi tout l’après-midi devant Top Chef, comparé à un contribuable, père de jeunes enfants, encore capable de taper dans un ballon.» Et aussi: «J’ai vu passer suffisamment de patients âgés pour savoir que très peu d’individus parviennent à maintenir au-delà de 80 ans cette «qualité de vie» considérée comme acquise. Même si on garde toute sa tête, le corps implose et la vie quotidienne, rétrécie, tourne quasi exclusivement autour de la gestion de la douleur.»

Shocking!, car on a tous, autour de nous, des octo ou même des nonagénaires qui contredisent ce portrait. A commencer par ma mère qui, à 84 ans, ne souffre d'aucune douleur chronique et rejoint encore son chalet de montagne dans sa petite voiture après une soirée à l’opéra. Cela dit, on a aussi tous été secoués par le spectacle d'aînés très diminués qui semblent errer hagards dans des hôpitaux ou des EMS...

Bien sûr, il y a plusieurs aspects touchy dans la décision du couple anglais. Déjà, sur le plan pratique, en agissant avant le déclin, le duo sacrifie forcément une tranche de vie agréable. «C’est le prix à payer pour ne pas subir la dégringolade dans laquelle on perd cette partie de nous-même qui réfléchit et agit», rétorque le médecin. Ensuite, au niveau psychologique, le couple qui agit en secret va immanquablement plonger amis et famille dans un désarroi profond. Enfin, sur les plans moral et spirituel, décider de partir sans qu’un impératif de santé ne le justifie relève d’un emprunt au fatum ou au divin tout sauf sain(t).

En même temps, s’imaginer végéter une éternité tel un légume en cas d’attaque cérébrale ou de maladie dégénérative ne fait pas super envie non plus. Et la perspective de peser sur ses proches et de leur laisser le souvenir d’une tragique diminution physique ou mentale donne à réfléchir. J’ai 56 ans. Est-ce que je m’engagerais comme Cyril et Kay à tirer ma révérence au plus tard à 80 ans – si je ne meurs pas avant? Peut-être bien que oui.

QOSHE - «Dis, chérie, et si, pour éviter la sénilité et les surcoûts de la santé, on se suicidait à 80 ans?» - Marie-Pierre Genecand
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«Dis, chérie, et si, pour éviter la sénilité et les surcoûts de la santé, on se suicidait à 80 ans?»

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29.11.2023

Tous les mercredis, Marie-Pierre Genecand revient sur un fait de société, un propos entendu, une histoire vécue; retrouvez ici toutes ses chroniques

A 55 ans, les Anglais Cyril et Kay, médecin et infirmière, sont traumatisés par Godfrey, le père de Kay, qui vient de mourir après de longues années d’un Alzheimer sévère. «Quand je pense à mon père, l’image qui me vient à l’esprit, c’est lui, nu, écumant de rage et couvert d’excréments», frissonne l’épouse.

«Tout sauf ça», décide Cyril, qui, en 1995, propose/impose à sa femme un suicide à deux, à 80 ans, donc dans vingt-cinq ans. «C’est la meilleure façon de tirer notre révérence. On se suicidera chez nous, quand nous sommes encore capables de nous reconnaître mutuellement, de nous embrasser pour nous dire au revoir. Avant que nous tombions dans la déchéance et l’humiliation. Avant de coûter un bras à nos compatriotes........

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