Spontanément, vous diriez que c’est avec la bouche, mais en vérité, nous mangeons avec les yeux, plus encore avec notre imaginaire. En 1961 déjà, Roland Barthes écrivait dans Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine que la nourriture, au-delà de sa fonction diététique, est «aussi et en même temps un système de communication, un corps d’images, un protocole d’usages, de situations et de conduites».

Aujourd’hui, plus que jamais, l’image fait partie intégrante de l’expérience alimentaire. On en veut pour preuve ces photos partagées avec ses proches et/ou la terre entière. Assiettes de restaurant soigneusement dressées qui disent «regarde, je jouis sans entraves, je vis ma meilleure vie». Grandes tables de banquets aristocratiques qui expriment l’appartenance à une catégorie sociale privilégiée. Casseroles fumantes pleines d’une popote maison qui crient la cuisine-loisir du dimanche, le cocooning, le soin de soi et des autres. Monceaux de junk food et autres produits industriels dont le sous-texte est manifestement anarchiste, du moins libertaire: «La moralisation rampante des usages orchestrée par les élites bobos s’arrêtera à la porte de mon frigo.» Avant de transiter par nos intestins, la nourriture passe par les yeux et parle de nous parfois mieux que les mots.

Dès lors, que faut-il penser de la mode actuelle des gâteaux en trompe-l’œil, plus vrais que nature – en forme de sac à main, de chaussure, de ballon de basket, ou de quoi sais-je encore – dont le découpage au couteau, qu’il soit filmé pour TikTok ou pour Netflix, provoque des cris de stupéfaction ahurie et/ou admirative?

Dans l’article que nous consacrons à ce phénomène, on apprend que ces pâtisseries, constituées d’une génoise assez costaude pour supporter le poids de la crème au beurre et de la pâte à sucre, impressionnent nettement moins les papilles que les cerveaux ébahis. Pourtant, tout le monde en fait, tout le monde en veut.

Roland Barthes, encore lui, écrivait dans ses Mythologies (1957) que la cuisine ornementale, cette «pure cuisine de la vue», était bourgeoise par excellence, le glacis des pâtisseries et le nappé des viandes en sauce ayant vocation à travestir la nature paysanne des aliments bruts, en même temps que la réalité économique: les invitations à enjoliver la pintade oublient de préciser qu’il faut encore pouvoir se l’offrir.

Rapporté au monde d’aujourd’hui, ce questionnement sur la nature politique de la cuisine ornementale est déconcertant: lorsqu’il cache une génoise pataude pour simuler un objet immangeable, de quoi le glacis est-il encore le nom?

Peut-être est-ce parce que nous prenons plaisir à sentir nos instincts primaires trompés, puis détrompés: vous pensiez avoir affaire à un objet utilitaire, or il s’agit d’un comestible, surprise-surprise! Ou alors, c’est que ce domaine du loisir créatif porte en lui-même une critique implicite de la société de consommation et de l’image: un gâteau (pas très bon) en forme de sac à main, c’est la dénonciation des absurdités auxquelles mène l’abondance. La mode de la pâtisserie en trompe-l’œil serait alors une forme de militantisme inconscient pour une décroissance raisonnée. Peut-être. (Mais c’est vraiment peu probable.)

QOSHE - Politique du glacis - Rinny Gremaud
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Politique du glacis

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01.12.2023

Spontanément, vous diriez que c’est avec la bouche, mais en vérité, nous mangeons avec les yeux, plus encore avec notre imaginaire. En 1961 déjà, Roland Barthes écrivait dans Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine que la nourriture, au-delà de sa fonction diététique, est «aussi et en même temps un système de communication, un corps d’images, un protocole d’usages, de situations et de conduites».

Aujourd’hui, plus que jamais, l’image fait partie intégrante de l’expérience alimentaire. On en veut pour preuve ces photos partagées avec ses proches et/ou la terre entière. Assiettes de restaurant soigneusement dressées qui disent «regarde, je jouis sans entraves, je vis ma meilleure vie». Grandes tables de banquets aristocratiques qui expriment l’appartenance à une catégorie........

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