Toute chanson est une eau dormante de l’amour…
Et tout soupir une eau dormante du cri»

Je suis ton oasis et je suis ta soif. Je suis ton sein et je suis un phallus. Je suis ta lolette et je suis ton viatique. Mais oh la la, je ne me suis pas présentée, quelle gourde je suis. C’est ça: je suis une gourde.

Je sais que d’autres objets ici, dans cette chronique, ont déjà dit la même chose. Tant pis. Je vais le répéter. Vous, les humains, vous avez remarqué comment dans nos vies tout est censé devenir léger, mobile, dématérialisé, nomadisé, «cloudisé»? De vos baskets ultralégères à votre musique digitalisée, de vos bureaux virtuels à vos dossiers médicaux digitalisés, de vos agendas sur application aux lettres d’amour que vous tapotez sur WhatsApp? Mais avez-vous remarqué combien, désormais, vous trimballez de choses, du matin au soir, contrairement aux générations passées? Vos vies deviennent virtuelles, vos reflets sont des avatars, vos représentations se font artificielles, mais chaque matin, vous vous équipez comme pour de pesantes expéditions.

Moi, la gourde, je fais partie de ces objets qui transforment votre sac en barda. Vous me remplissez, vous me glissez dans votre sac, ou vous m’attachez par une sangle sur votre sac à dos, ou vous me portez à la main, façon mug étanche. En fait, vous vous armez. Vous êtes de petits sherpas à l’assaut de vos journées escarpées.

Bien sûr, j’ai toujours existé. J’ai été outre de peau dans le désert. J’ai été récipient cerclé de bois dès l’Antiquité. J’ai surtout été flacon transportant de la gnole dans mon ventre de métal. Je tintinnabulais à la ceinture du pèlerin ou du marchand ambulant. Dans les années 1980 encore, j’avais un bouchon de liège, j’étais réservée aux recrues, aux promenades d’école ou aux randonnées du Club alpin. Dans vos sacs, je copinais avec les chips Zweifel et les Tupperware pleins de salade de riz. Je dormais longtemps dans les placards et quand on m’ouvrait, à la belle saison, je puais la chèvre morte au fond d’un puits.

Et puis s’est répandue l’idée qu’il faut s’hydrater. Je suis devenue indispensable. Nécessaire depuis qu’on sait que les bouteilles en plastique jetables, c’est mal (et que leurs eaux achetées sont parfois filtrées de manière pas claire). Bref. Je suis devenue utile et publique. J’ai pris mille formes. En Chine, plus personne, ou presque, ne sort sans mon cousin, le thermos portable gavé d’eau chaude. Dans les quartiers «bling», je prends la forme d’un mug, généralement siglé et très genré – mais pourquoi voit-on si peu d’hommes qui se trimballent avec un mug à la main… Je suis signe de distinction. Marqueur social. Ainsi, le bobo qui travaille généralement dans un local doté de l’eau courante, sort rarement sans moi. Alors que je ne fais pas partie du bagage du Rom ou du camé qui erre en ville et qui aurait bien besoin, lui, de boire à mon goulot. Sinon, vous avez remarqué combien, dans un meeting, ce sont les employés qui me sortent et me déposent sur leur table, et rarement leur PDG?

Demandez-vous ce que vous touchez, qu’est-ce vous caressez, quand vous m’empoignez? Vous me tétez comme le sein, vous me sucez comme votre dernière lolette. Si je suis longue, fine, vous me brandissez comme un sceptre phallique. Je vous rassure. Je vous relie. Avec moi, vous êtes moins des enfants perdus.

Depuis peu, on me voit souvent avec un très large goulot. J’accompagne alors souvent les types qui sortent de leur séance de muscu, qui portent des doudounes XXL, des collants noirs, des coiffures compliquées et qui, parce que mon diamètre est large et mon goulot généreux, m’exhibent comme des preuves de leur virilité anabolisée.

Moi, la gourde, je suis censée éteindre votre soif. Mais je l’exhibe. Je la révèle. Je lui donne corps. Je la matérialise. Je suis la bouteille qui déshydrate et qui donne la soif.

QOSHE - Confession d’une gourde - Stéphane Bonvin
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Confession d’une gourde

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24.03.2024

Toute chanson est une eau dormante de l’amour…
Et tout soupir une eau dormante du cri»

Je suis ton oasis et je suis ta soif. Je suis ton sein et je suis un phallus. Je suis ta lolette et je suis ton viatique. Mais oh la la, je ne me suis pas présentée, quelle gourde je suis. C’est ça: je suis une gourde.

Je sais que d’autres objets ici, dans cette chronique, ont déjà dit la même chose. Tant pis. Je vais le répéter. Vous, les humains, vous avez remarqué comment dans nos vies tout est censé devenir léger, mobile, dématérialisé, nomadisé, «cloudisé»? De vos baskets ultralégères à votre musique digitalisée, de vos bureaux virtuels à vos dossiers médicaux digitalisés, de vos agendas sur application aux lettres d’amour que vous tapotez sur WhatsApp? Mais avez-vous remarqué combien, désormais, vous trimballez de choses, du matin au soir, contrairement aux générations passées? Vos vies deviennent virtuelles, vos reflets sont des avatars, vos........

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