De l’entrepreneur Nicolas Hayek à la politicienne Nuria Gorrite en passant par «notre» Roger Federer national, l’immigration a nourri le développement de la Suisse moderne. Durant les Fêtes, Le Temps brosse le portrait de 11 personnalités qui incarnent le multiculturalisme à la sauce helvétique.

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En persan, Homay est un oiseau mythique dont l’ombre porte bonheur. «La légende dit que lorsqu’il passe au-dessus de votre tête, vous êtes béni», souffle Layla Ramezan d’une voix douce. Cette bénédiction, la pianiste iranienne établie à Lausanne l’a reçue le jour où elle a entendu pour la première fois un enregistrement de piano lors d’un cours de gymnastique à Téhéran. «J’ai d’abord entendu le son avant de voir l’objet», sourit la jeune femme de 40 ans qui raconte avec une émotion encore vibrante cette épiphanie.

Lorsqu’on lui demande quelle place occupe le piano dans sa vie, Layla Ramezan est empruntée. «C’est ma vie tout entière, je ne peux pas dissocier l’un de l’autre», souligne celle qui rentre tout juste d’une tournée en Italie. Elle a pourtant grandi au sein d’une famille davantage tournée vers la littérature que vers la musique, dans un pays où les instruments étaient quasiment interdits. Professeurs de lettres persanes et anglaises, ses parents se démènent toutefois pour racheter un piano Kawai à un expatrié qui quitte le pays. «C’est avec lui que j’ai commencé à jouer», se souvient Layla Ramezan qui a la chance de faire ses classes avec le célèbre compositeur Mostafa Kamal Pourtorab. «Un maître, qui m’a tout appris.»

Dans son enfance fragmentée entre deux mondes, le dehors et le dedans, le piano devient une échappatoire. «En y repensant, je me rends compte que j’ai grandi sans savoir ce qu’était la liberté, mais paradoxalement ça m’a permis de développer une grande imagination. Avant de m’endormir, j’écoutais des sonates de Beethoven en boucle et je refaisais le monde.» A force de gammes, la passion s’enracine en elle et le goût de la scène se fait de plus en plus fort. L’envie d’ailleurs aussi. «Je savais que je voulais devenir pianiste, mais je savais aussi qu’il n’y avait pas d’avenir pour moi en Iran», confie-t-elle. Après un premier rêve américain qui s’arrête net faute de visa, c’est finalement en France que Layla pose ses bagages en 2001 grâce à l’aide d’un diplomate suisse à Téhéran mais contre l’avis de ses parents. Direction l’Ecole normale de musique de Paris qu’elle intègre à seulement 17 ans.

«Quand j’ai atterri à l’aéroport d’Orly, un nouveau monde s’est ouvert à moi. J’ai foncé», raconte Layla Ramezan, avide de s’imprégner de tout ce qu’elle voit, d’apprendre la langue, de s’intégrer. «Durant quatre ans, je me suis complètement détournée de l’Iran. A l’Ecole normale puis au Conservatoire, j’étais entourée de virtuoses issus de la tradition du maître français Alfred Corto, je me sentais dans mon élément, comme si je vivais un rêve éveillé.» C’est aussi à Paris qu’elle rencontre son mari, le compositeur Blaise Ubaldini.

De fil en aiguille, Layla Ramezan fait la connaissance du pianiste vaudois Christian Favre et déménage à Lausanne en 2008 pour poursuivre ses études à la Haute Ecole de musique. «Le premier jour, quand je me suis réveillée dans mon appartement à Chailly et que j’ai senti l’air de la montagne, j’ai su que j’avais trouvé ma place», sourit la pianiste qui s’inspire au quotidien de la proximité du lac, de la nature et des vignes.

Peu à peu, l’envie de renouer avec ses racines apparaît toutefois. Avec son mari, elle fonde l’ensemble de musique contemporaine Makta qui vise à tisser des liens entre Orient et Occident. «En 2013, je suis retournée en Iran, à la recherche de compositeurs locaux pour mettre en valeur leurs œuvres», souligne Layla Ramezan. C’est le début d’un immense projet qui vise à retracer cent ans de musique iranienne pour piano. Le premier volume, sorti en 2017, est consacré à des compositeurs des années 1950. Le second rend hommage à l’œuvre Sheherazade du compositeur Alireza Mashayekhi. Prévu pour 2025, le troisième opus est une commande à deux jeunes compositeurs nés après la Révolution islamique de 1979.

Au-delà de la musique, Layla Ramezan continue de nourrir le lien avec son pays d’origine. «Dans la voiture, j’écoute de la poésie en persan mais aussi des podcasts sur l’histoire de l’Iran, ça m’inspire. Je ressens le besoin de mieux comprendre ce pays que j’ai finalement quitté jeune, pour mieux me connaître.»

Que pense-t-elle de la situation en Iran depuis la mort de Mahsa Amini? «C’est tragique. Voir un peuple aussi éduqué être opprimé ainsi est profondément désolant», déplore-t-elle. En contact régulier avec ses proches amis sur place, elle est témoin de leur souffrance. «Ils sont à la fois tristes et déçus, ils ne voient pas d’avenir entre le chômage, la violence, la répression.»

Consciente de sa situation privilégiée, Layla Ramezan ne s’imagine plus quitter la Suisse, «ce pays assez ouvert pour laisser une femme d’une autre culture devenir l’organiste titulaire d’une paroisse, celle de Bourg-en-Lavaux en l’occurrence», sourit-elle. A tel point qu’elle en a pris la nationalité cet été. Un aboutissement naturel dont elle est très fière. L’ombre d’Homay, elle, continue de veiller. C’est d’ailleurs le nom que la pianiste a choisi pour baptiser les rencontres musicales qu’elle vient de créer en Lavaux.

Pour vous, la Suisse, c’est quoi?

C’est avant tout un pays de libertés, qui donne la possibilité aux artistes de s’exprimer, qui fait confiance et qui soutient. Je suis très reconnaissante envers ce pays et ses habitants qui m’ont accueillie avec bienveillance et enthousiasme. C’est une fierté pour moi d’avoir obtenu la nationalité suisse, d’avoir absorbé une partie de cette identité pour la faire mienne. Je me sens ici comme à la maison.

Un souvenir marquant de vos débuts en Suisse?

Venant de Paris et ayant appris le français tardivement, l’accent vaudois que je trouve très doux, très posé, m’a tout de suite surprise. En entendant certaines expressions que les gens utilisaient comme «ou bien», «volontiers» ou encore «service», j’étais à la fois charmée et interloquée parce que je ne comprenais pas tout. Heureusement, j’ai très vite intégré ce nouveau vocabulaire et aujourd’hui je crois que je parle davantage le français «romand» que parisien!

Un aspect auquel vous n’arrivez toujours pas à vous habituer?

Je trouve qu’il y a, en Suisse, quelque chose de très mystique que je ne parviens toujours pas à saisir. C’est très paradoxal, car c’est à la fois un pays très rationnel, fondé sur l’économie réelle, réglé comme du papier à musique mais en même temps, je ressens une forte spiritualité quand je me balade dans les vignes du Lavaux ou en montagne. C’est inexplicable, mais je me sens parfois un peu perdue entre ces deux réalités. Je ne désespère pas de comprendre ce qui les unit.

1983 Naissance à Téhéran.

2001 Arrivée à Paris.

2008 Arrivée à Lausanne.

2017 Premier volume de la tétralogie «100 ans de musique iranienne».

2023 Naturalisation.

QOSHE - Layla Ramezan, pour l’amour du piano - Sylvia Revello
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Layla Ramezan, pour l’amour du piano

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27.12.2023

De l’entrepreneur Nicolas Hayek à la politicienne Nuria Gorrite en passant par «notre» Roger Federer national, l’immigration a nourri le développement de la Suisse moderne. Durant les Fêtes, Le Temps brosse le portrait de 11 personnalités qui incarnent le multiculturalisme à la sauce helvétique.

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En persan, Homay est un oiseau mythique dont l’ombre porte bonheur. «La légende dit que lorsqu’il passe au-dessus de votre tête, vous êtes béni», souffle Layla Ramezan d’une voix douce. Cette bénédiction, la pianiste iranienne établie à Lausanne l’a reçue le jour où elle a entendu pour la première fois un enregistrement de piano lors d’un cours de gymnastique à Téhéran. «J’ai d’abord entendu le son avant de voir l’objet», sourit la jeune femme de 40 ans qui raconte avec une émotion encore vibrante cette épiphanie.

Lorsqu’on lui demande quelle place occupe le piano dans sa vie, Layla Ramezan est empruntée. «C’est ma vie tout entière, je ne peux pas dissocier l’un de l’autre», souligne celle qui rentre tout juste d’une tournée en Italie. Elle a pourtant grandi au sein d’une famille davantage tournée vers la littérature que vers la musique, dans un pays où les instruments étaient quasiment interdits. Professeurs de lettres persanes et anglaises, ses parents se démènent toutefois pour racheter un piano Kawai à un expatrié qui quitte le pays. «C’est avec lui que j’ai commencé à jouer», se souvient Layla Ramezan qui a la chance de faire ses classes avec le célèbre compositeur Mostafa Kamal Pourtorab. «Un maître, qui m’a tout appris.»

Dans son enfance fragmentée entre deux mondes, le dehors et le........

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