Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic: on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir.

Victor Klemperer, La Langue du IIIème Reich

>Lire aussi notre article: Gaza: «La Suisse va-t-elle faire quelque chose?», compte rendu de la soirée du Grütli

Il nous faut des mots pour dire ce que nous voyons, mais les mots nous manquent. Il nous faut des mots pour dire la réalité, pour la décrire et la transmettre, mais, comme dans toutes les périodes troublées et dangereuses – celle que nous traversons l’est au plus au point – les mots sont affectés par l’état du monde qu’ils sont censés décrire, ils sont l’objet de violences, de retournements et de manipulations de toutes sortes.

On se souvient de la fable poutinienne qui prétendait venir au secours des Ukrainiens pour les sauver des nazis. On connaît les ordures langagières de Trump, de Bolsonaro et de quelques autres. Mais il n’est pas nécessaire de traverser l’Atlantique ou la Volga pour faire le même constat. Ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie est de la même farine. Et nous voyons chaque jour, chez nous, l’usage nauséeux qui est fait du vocabulaire.

J’ai donc repris quelques mots et expressions qui ont joué, et continuent de jouer, un rôle dans l’approche de la situation en Palestine.

7 octobre. Le 7 octobre est une date très importante dont nous mesurons progressivement la portée. Mais, dans la plupart des commentaires, journalistes et politiques se sont empressés d’ériger – et continuent à ériger – le 7 octobre comme date inaugurale de la guerre. Or, tout le monde sait que c’est faux, que la guerre n’a pas commencé le 7 octobre, qu’elle dure depuis plus de 80 ans et que le blocus de Gaza, marqué par des bombardements réguliers, des destructions et des morts par milliers, dure depuis plus de seize ans.

Contexte. Se souvient-on qu’au lendemain du 7 octobre toute forme de contextualisation a été condamnée comme soutien au terrorisme et manifestation d’antisémitisme? Or tout le monde sait qu’un texte est inscrit dans un contexte: dire merde à un gendarme n’a pas le même sens ni la même portée que dire merde à un comédien. Il en va de même pour une action: prendre un couteau pour se défendre ou pour agresser quelqu’un n’a pas le même sens ni la même portée que pour couper des carottes. Tout le monde sait ça. Pourquoi donc isoler le 7 octobre de tout contexte? Parce qu’il fallait que les exactions du Hamas soient coupées de toute logique politique, militaire, humaine et que les militants du Hamas soient des suppôts de Satan, des représentants de l’axe du mal si cher à Georges Bush.

Hamas. Quoi qu’on pense du Hamas, de son idéologie et de ses actions – je condamne sans aucune réserve les massacres perpétrés le 7 octobre – on ne peut nier que ses partisans sont palestiniens et qu’il ne s’agit pas là d’une branche djihadiste affiliée à un quelconque Etat Islamique. On ne peut nier que ce mouvement a été aidé pendant des années par les gouvernements successifs d’Israël pour diviser le mouvement palestinien et que cette manœuvre a réussi. On ne peut nier que le 7 octobre s’inscrit dans une situation particulièrement odieuse, qui dure depuis plus de seize ans, celle du blocus de Gaza.

Blocus de Gaza. Ce syntagme opère étrangement, comme si les deux mots étaient collés, inséparables, comme quand on parle du bleu du ciel ou d’une défense d’éléphant. Comme si Gaza ne pouvait avoir d’existence sans blocus. Ce qui nous empêche de penser à la réalité du blocus et à celle des Gazaouis. Il faut s’être aventuré à Gaza, avoir traversé le spectaculaire point de passage d’Erez, avoir un peu travaillé avec les Gazaouis, pour comprendre l’intolérable de cette prison. On parlait de Gaza comme d’une «prison à ciel ouvert», mais le ciel à Gaza était depuis longtemps déjà occupé, lui aussi, par des drones et des avions de chasse.

Terroriste. Que le Hamas ait pratiqué la terreur et puisse être qualifié de terroriste ne fait pour moi aucun doute. Mais il faut alors dire, immédiatement, dans la même phrase, et sans hésiter, il faut dire que les gouvernements successifs d’Israël ont pratiqué et pratiquent aussi la terreur. Que les suprémacistes de l’un et l’autre camp se valent. Qu’entre le fascisme islamique et le fascisme juif les différences sont inframinces. Que les terroristes de l’Irgoun et de la Haganah sont célébrés comme des héros libérateurs. Que Netanyahou et ses amis ont présenté Yitzhak Rabbin comme un nouvel Hitler, qu’ils ont tout fait pour le faire disparaître et que Yigal Amir, l’assassin de Rabbin, est aujourd’hui célébré et visité dans sa prison par les suprémacistes Israéliens.

Antisémitisme. Que l’antisémitisme soit un fléau qui n’a que trop duré, qu’il exige de tous un combat sans relâche, cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant, et en luttant. Mais que ce mot soit devenu l’outil le plus fréquent pour discréditer et délégitimer toute critique de la politique d’Israël, voilà un retournement révoltant qui n’est pas sans conséquence sur l’antisémitisme lui-même.

Combat existentiel. On conçoit très bien qu’Israël soit engagé dans un tel combat, mais pourquoi cette expression n’est-elle jamais utilisée pour les Palestiniens? Le partage de la Palestine par l’ONU n’avait-il pas prévu la création d’un Etat Palestinien? Des milliers de villages palestiniens n’ont-ils pas été rasés? 800 000 Palestiniens n’ont-ils pas été expulsés de leurs terres? La phrase «une terre sans peuple pour un peuple sans terre» n’était-elle pas une contre-vérité flagrante? La colonisation de la Cisjordanie n’est-elle pas chaque jour plus avérée? Son annexion n’est-elle pas programmée? Israël ne s’assied-t-il pas confortablement depuis toujours sur toutes les résolutions de l’ONU? Que ça plaise ou non, les Palestiniens sont aussi engagés dans un combat existentiel.

Risque. Pourquoi parler depuis des semaines de risque de famine quand les subventions de l’UNRWA sont coupées, que l’aide est bloquée, que les humanitaires sont assassinés et les champs des paysans ravagés? Pourquoi parler depuis des mois de risque de génocide quand les déplacements de population sont considérés comme des génocides, quand les massacres se poursuivent, quand les intentions des dirigeants israéliens ont été clairement exprimées? Les suprémacistes et les racistes, qui se revendiquent comme tels, ne sont-ils pas des génocidaires en acte?

Détention administrative. Il existe en Palestine de multiples exemples d’un subtil système de discrimination: la détention administrative – qui se dit idari en palestinien – consiste à emprisonner une personne pendant une période de six mois, renouvelable indéfiniment sans jamais formuler d’accusation contre elle, sans aucun besoin de justifier ni d’expliquer quoi que ce soit, et en la privant de toute communication avec le monde extérieur, y compris avec ses proches. Au XIXe siècle, on appelait ça, la «mise au secret». L’étymologie du mot «secret» est ici intéressante, car la racine latine indique la séparation, dans le sens de tamiser.

Aveuglé par le sort des victimes, je ne comprenais pas pourquoi les Israéliens tamisaient la population palestinienne, comment ils pouvaient jeter en prison un individu sans en donner la raison, sans apporter aucune preuve d’une quelconque culpabilité. J’ai récemment été amené à saisir le sens de cette apparente irrationalité.

Le Théâtre de la Liberté avec lequel je travaille est un lieu de résistance culturelle et intellectuelle situé dans le camp de Jénine. C’est une très petite institution, fragile économiquement, bien connue pour son travail de terrain et son pacifisme.

En 2011, l’assassinat de Juliano Mer Khamis, son fondateur, dont l’assassin n’a jamais été retrouvé, a été un premier coup porté contre ce théâtre mais ne l’a pas fait disparaître. Dix ans plus tard, l’arrestation de Bilal Saadi, le président de l’association – au secret depuis deux ans – a été un nouveau coup, mais l’activité s’est poursuivie. Le 13 décembre dernier, l’armée israélienne est très violemment intervenue à Jénine, a ravagé les bureaux du théâtre et a arrêté Mustafa Sheta, son directeur administratif.

Jusque là rien que de très normal: on ne sait où sont les prisonniers, personne ne peut avoir accès à eux, personne n’a de nouvelles, la famille est isolée, tout le monde est résigné, c’est comme ça depuis longtemps et il n’est pas prévu de changer quoi que ce soit à un système aussi simple.

Mais, alors que nous étions en tournée avec les comédiens de ce théâtre en Jordanie, en Irak et en Tunisie, j’ai vu les problèmes administratifs se multiplier: il fallait trouver de l’argent pour réparer les locaux, restaurer le matériel informatique, remettre le théâtre en état…, mais il fallait aussi que quelqu’un reprenne tous les dossiers en cours, tous les contacts, qu’il endosse toutes les responsabilités du directeur administratif disparu du jour au lendemain.

La mise au secret n’est donc pas seulement une manœuvre répugnante sur le plan moral. C’est d’abord une technique destinée à parasiter, à désorganiser, à miner, à ruiner le tissu économique palestinien.

Il y a actuellement près de 10 000 prisonniers palestiniens dont 3660 qui relèvent de la détention administrative, c’est-à-dire qui sont mis au secret. Qui se soucie de leur sort? Pourquoi ne parle-t-on pas d’otages à leur sujet? Quel pays occidental dénonce l’arbitraire, l’apartheid et le génocide perpétré par «la seule démocratie du Moyen-Orient»?

***

On pourrait continuer ce glossaire encore longtemps, parler du trauma des uns qui occulte celui des autres, de la survie des uns sans rien dire de la survie des autres, des «condamnations de la communauté internationale» et des «largages de nourriture» qui ne sont que des pantalonnades destinées à masquer les livraisons d’armes à Israël.

A quoi servent ces gesticulations? A feindre de ne pas prendre au sérieux les actes et les discours des responsables israéliens qui eux ne cachent nullement leurs intentions – annexer la Palestine dans sa totalité – et qui sont suivis en cela par une majorité d’Israéliens. Reconnaître officiellement ce projet d’annexion obligerait les gouvernants à s’y opposer par tous les moyens. Et de cela il n’est pas question, par culpabilité, par calcul et par intérêt.

Nous sommes nombreux à avoir honte aujourd’hui. D’autant plus honte que nos dirigeants nous rendent complices d’un projet explicitement colonial, complices de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et sans doute de génocide. D’autant plus nombreux que nous nous sentons impuissants à arrêter cette catastrophe.

Mais, comme l’explique très bien le philosophe Frédéric Gros: «la honte est un sentiment révolutionnaire, un composé de tristesse et de rage. On ne la dépasse pas, on la transforme en lui donnant la forme de la colère. Non on ne dépasse jamais les hontes: on les travaille, on les élabore, on les utilise, on les sublime. On finit même parfois par s’en faire des leviers, des complices, des ressorts. On les essore, on les purifie afin d’éliminer ce qu’elles peuvent contenir de tristesse destructrice, de mépris de soi, et de ne retenir que la part pure de colère».

20 avril 2024

QOSHE - Le choix des maux - Hervé Loichemol
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24.04.2024

Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic: on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir.

Victor Klemperer, La Langue du IIIème Reich

>Lire aussi notre article: Gaza: «La Suisse va-t-elle faire quelque chose?», compte rendu de la soirée du Grütli

Il nous faut des mots pour dire ce que nous voyons, mais les mots nous manquent. Il nous faut des mots pour dire la réalité, pour la décrire et la transmettre, mais, comme dans toutes les périodes troublées et dangereuses – celle que nous traversons l’est au plus au point – les mots sont affectés par l’état du monde qu’ils sont censés décrire, ils sont l’objet de violences, de retournements et de manipulations de toutes sortes.

On se souvient de la fable poutinienne qui prétendait venir au secours des Ukrainiens pour les sauver des nazis. On connaît les ordures langagières de Trump, de Bolsonaro et de quelques autres. Mais il n’est pas nécessaire de traverser l’Atlantique ou la Volga pour faire le même constat. Ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie est de la même farine. Et nous voyons chaque jour, chez nous, l’usage nauséeux qui est fait du vocabulaire.

J’ai donc repris quelques mots et expressions qui ont joué, et continuent de jouer, un rôle dans l’approche de la situation en Palestine.

7 octobre. Le 7 octobre est une date très importante dont nous mesurons progressivement la portée. Mais, dans la plupart des commentaires, journalistes et politiques se sont empressés d’ériger – et continuent à ériger – le 7 octobre comme date inaugurale de la guerre. Or, tout le monde sait que c’est faux, que la guerre n’a pas commencé le 7 octobre, qu’elle dure depuis plus de 80 ans et que le blocus de Gaza, marqué par des bombardements réguliers, des destructions et des morts par milliers, dure depuis plus de seize ans.

Contexte. Se souvient-on qu’au lendemain du 7 octobre toute forme de contextualisation a été condamnée comme soutien au terrorisme et manifestation d’antisémitisme? Or tout le monde sait qu’un texte est inscrit dans un contexte: dire merde à un gendarme n’a pas le même sens ni la même portée que dire merde à un comédien. Il en va de même pour une action: prendre un couteau pour se défendre ou pour agresser quelqu’un n’a pas le même sens ni la même portée que pour couper des carottes. Tout le monde sait ça. Pourquoi donc isoler le 7 octobre de tout contexte? Parce qu’il fallait que les exactions du Hamas soient coupées de toute logique politique, militaire, humaine et que les militants du Hamas soient des suppôts de Satan, des représentants de l’axe du mal si cher à Georges Bush.

Hamas. Quoi qu’on pense du Hamas, de son idéologie et de ses actions – je condamne sans aucune réserve les massacres........

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