Lorsque l’on suit à l’université les cours introductifs à l’économie, on est confronté à une série de modèles abstraits. On apprend un modèle du consommateur, un modèle de l’entreprise, un autre du marché du travail. Quel est le lien entre ces modèles et la réalité? Cette question reste largement sans réponse. On nous montre, occasionnellement, des données qui étayent ou remettent en question un modèle ou un de ses aspects, mais cela reste plutôt accessoire: la majeure partie de l’enseignement est dédiée à un enchaînement d’abstractions mathématiques.

La discipline paraît figée, monolithique. Voilà le modèle, nous dit-on, comme si c’était le seul, s’il était une loi de la nature, une vérité immuable. Sans doute les enseignant·es ont-ils un recul critique par rapport à ces théories, connaissent-ils leurs limites et les débats qui les entourent, ne les prennent-ils pas pour argent comptant: l’idée ici n’est pas de présenter les économistes comme une espèce d’ordre monastique qui adhérerait pieusement à son dogme. Le problème est qu’en tant qu’étudiant·es, on n’a pas ce recul: on a l’impression que ce qu’on nous enseigne, ce n’est pas une série de modèles imparfaits parmi d’autres, mais l’Economie.

Or, la discipline est infiniment plus riche que ces cours ne le laissent entendre. Pour l’économiste Dani Rodrik, c’est cette diversité fait sa force. Il défend l’utilisation de modèles mathématiques tout en insistant sur leurs limites: ils ont différents présupposés dont dépendent entièrement leurs résultats et qui les rendent applicables ou non selon les situations. Prenons l’exemple de l’inflation, sujet de notre chronique de décembre dernier: selon le modèle appliqué, la hausse des prix peut être le résultat d’un excès de demande et d’une baisse du chômage, d’une augmentation de la masse monétaire ou de situations de monopole sur certains marchés. Des modèles qui proposent des explications concurrentes au même phénomène peuvent tous être «vrais»: ils nous renseignent sur les différents mécanismes pouvant mener à une hausse des prix, mais aussi sur les conditions dans lesquelles ces mécanismes fonctionnent.

Il n’y a donc pas une théorie correcte mais une pluralité de modèles qui peuvent, s’ils sont appliqués dans le bon contexte, être des outils pertinents dans la compréhension du monde qui nous entoure. L’enseignement, en tout cas au niveau du bachelor, ne tient hélas que très peu compte de cette pluralité. Or, beaucoup de personnes qui suivent ces cours, parce qu’elles ne font pas de master ou qu’elles continuent dans une autre discipline, ne vont jamais au-delà de ce niveau. Elles ne sont donc jamais exposées à d’autres approches, d’autres modèles et théories, et ne retiennent de l’économie que cette version appauvrie.

Cette vision d’une «science» économique qui détiendrait des vérités universelles n’est donc malheureusement pas cantonnée à l’enseignement: elle déteint sur le débat public et politique. Dans son ouvrage Economism, James Kwak montre ainsi l’influence pernicieuse d’idées simplistes tirées des modèles économiques les plus basiques. Des affirmations qui ne sont pas soutenues par les travaux empiriques sont assénées comme évidentes et relevant d’une forme de bon sens. Un salaire minimum, peut on ainsi entendre, est source de chômage, et la croissance économique passerait par une flexibilisation du marché du travail. Ces thèses, qui découlent des modèles basiques largement connus, sont discutables et discutées, tant sur un plan empirique que théorique. Cela ne les empêche pas de bénéficier d’une aura de crédibilité: ne font-elles pas partie, après tout, des bases mêmes de l’économie?

Le manque d’ouverture théorique et de recul critique de l’enseignement contribue donc à un discours dominant qui fait du marché une force contre laquelle la société et la politique ne pourraient rien. Augmenter les salaires, les impôts sur les plus fortuné·es ou le nombre de jours de congé devient non pas un choix politique mais une impossibilité.

L’économie est fermée à d’autres égards: des études montrent ainsi que les économistes sont nettement moins favorables à l’interdisciplinarité que leurs collègues sociologues, politologues ou historien·nes. Cela se traduit par une bien moindre proportion de références à des recherches dans d’autres disciplines: les économistes, semblerait-il, ne lisent que des économistes. Ignorer ainsi les apports d’autres sciences sociales limite la pertinence de leurs recherches.

Prenons comme exemple la théorie du consommateur. Ce morne personnage, que l’on apprend à connaître dès les premiers cours de microéconomie, optimise son bien-être en suivant des préférences personnelles qui sont immuables et exogènes, c’est-à-dire que le modèle ne cherche pas à les expliquer. Ne serait-il pas instructif d’étudier l’origine des désirs et besoins, la publicité et les normes sociales qui influencent la consommation? N’aurait-on pas une analyse plus riche si on intégrait ce que les sociologues, les historien·nes et, Dieu nous pardonne, les chercheur·euses en marketing écrivent sur ces sujets? En faisant reposer sa théorie de la consommation sur les préférences individuelles, l’approche dominante évacue ces questions et s’interdit d’interroger le consumérisme: si les gens achètent des SUV et du fast fashion, nous disent les cours de microéconomie, c’est simplement parce qu’ils le veulent. En s’isolant des autres sciences sociales, l’économie ressort appauvrie.

Une autre conséquence délétère de la fermeture de l’économie aux influences des autres disciplines est son aspect abstrait et anhistorique. Les modèles qu’on nous présente, parce qu’ils sont les seuls qu’on nous présente, semblent être universels, valables partout et en tout temps. Peut-on appliquer une théorie de la consommation née à la fin du XIXe siècle, quand nul n’avait eu ne serait-ce que l’idée d’un supermarché, à l’ère d’Amazon et Shein? Les mêmes explications peuvent-elles être pertinentes dans le Japon de l’ère Meiji et la Suisse de 2024?

La question des inégalités mondiales permet d’illustrer l’importance du contexte historique et politique dans l’explication des phénomènes économiques. S’il est instructif de s’intéresser, comme nous l’avons fait dans notre chronique du 25 mars, aux caractéristiques de différents secteurs économiques et donc à l’importance de la spécialisation de différentes nations dans les différences de richesse, on ne peut pas faire abstraction du passé colonial et impérial, des politiques économiques ou des traités de libre-échange. L’histoire montre en effet que les pays riches le sont devenus à l’aide de politiques visant à protéger leur industrie et à s’approprier les technologies utilisées à l’étranger. Les nations du Sud global, quant à elles, ont souvent été empêchées de développer un secteur manufacturier par les puissances coloniales et le sont aujourd’hui par les traités de libre échange et de protection de la propriété intellectuelle.

Outre son manque de pluralisme et d’ouverture intellectuelle, l’économie souffre d’un désintérêt pour certains sujets: l’écologie, défi le plus urgent et existentiel qui confronte nos sociétés, reste ainsi marginale dans l’enseignement. Quand elle s’intéresse à cette question, la théorie dominante est là encore limitée par ses biais méthodologiques. D’abord, les facteurs écologiques sont le plus souvent réduits à des valeurs monétaires: on cherche par exemple à intégrer les écosystèmes dans les modèles en leur attribuant des prix qui correspondraient à leur utilité pour l’humanité. L’approche individualiste de la discipline la fait également privilégier les solutions de marché dans un contexte où elles ne sont pas forcément suffisantes1>Lire à ce sujet notre chronique sur les limites de la finance verte, à paraître mardi 23 avril 2024.. Enfin, l’économie souffre de son aspect «dématérialisé»: sa focalisation sur les flux monétaires (salaires, profits, patrimoine financier) rend difficile d’intégrer des facteurs écologiques et physiques comme la pollution, les déchets, l’usage d’énergie ou de matières premières. Ces limites illustrent, encore une fois, les mérites d’une approche plus ouverte qui permettrait d’adopter d’autres perspectives.

Le constat de ces limites de la discipline a fait naître suite à la crise de 2008 le mouvement étudiant Rethinking Economics2>Créé en 2012 à partir d’associations présentes dans plusieurs universités, le réseau Rethinking Economics fédère actuellement près de 120 groupes locaux ou nationaux à travers le monde, dont sept en Suisse (www.swissrethinkeconomics.org), qui vise à changer l’enseignement et la recherche pour promouvoir une économie pluraliste et critique, à même de proposer des réponses à la hauteur des défis auxquels nos sociétés font face. Notre chronique mensuelle dans Le Courrier s’inscrit dans une autre des missions de l’association: démocratiser l’économie.

Regorgeant de jargon, de graphiques obscurs et de repoussantes équations avec des caractères grecs, la discipline est technique, intimidante et peu accessible aux citoyen·nes. Au vu de l’importance des sujets économiques dans la vie politique, il est essentiel pour le débat démocratique que chacun·e ait les outils pour s’en emparer. Et au vu des limites de l’approche dominante esquissées dans cet article, il vaut mieux que ces outils ne soient pas que ceux qui sortent d’habitude des facultés d’économie.

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QOSHE - Repenser et démocratiser l’économie - Michał Gadomski
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Repenser et démocratiser l’économie

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21.04.2024

Lorsque l’on suit à l’université les cours introductifs à l’économie, on est confronté à une série de modèles abstraits. On apprend un modèle du consommateur, un modèle de l’entreprise, un autre du marché du travail. Quel est le lien entre ces modèles et la réalité? Cette question reste largement sans réponse. On nous montre, occasionnellement, des données qui étayent ou remettent en question un modèle ou un de ses aspects, mais cela reste plutôt accessoire: la majeure partie de l’enseignement est dédiée à un enchaînement d’abstractions mathématiques.

La discipline paraît figée, monolithique. Voilà le modèle, nous dit-on, comme si c’était le seul, s’il était une loi de la nature, une vérité immuable. Sans doute les enseignant·es ont-ils un recul critique par rapport à ces théories, connaissent-ils leurs limites et les débats qui les entourent, ne les prennent-ils pas pour argent comptant: l’idée ici n’est pas de présenter les économistes comme une espèce d’ordre monastique qui adhérerait pieusement à son dogme. Le problème est qu’en tant qu’étudiant·es, on n’a pas ce recul: on a l’impression que ce qu’on nous enseigne, ce n’est pas une série de modèles imparfaits parmi d’autres, mais l’Economie.

Or, la discipline est infiniment plus riche que ces cours ne le laissent entendre. Pour l’économiste Dani Rodrik, c’est cette diversité fait sa force. Il défend l’utilisation de modèles mathématiques tout en insistant sur leurs limites: ils ont différents présupposés dont dépendent entièrement leurs résultats et qui les rendent applicables ou non selon les situations. Prenons l’exemple de l’inflation, sujet de notre chronique de décembre dernier: selon le modèle appliqué, la hausse des prix peut être le résultat d’un excès de demande et d’une baisse du chômage, d’une augmentation de la masse monétaire ou de situations de monopole sur certains marchés. Des modèles qui proposent des explications concurrentes au même phénomène peuvent tous être «vrais»: ils nous renseignent sur les différents mécanismes pouvant mener à une hausse des prix, mais aussi sur les conditions dans lesquelles ces mécanismes fonctionnent.

Il n’y a donc pas une théorie correcte mais une pluralité de modèles qui peuvent, s’ils sont appliqués dans le bon contexte, être des outils pertinents dans la compréhension du monde qui nous entoure.........

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