Nous observons une attention croissante de l’industrie financière pour la finance durable. Entre 2006 et 2021, les firmes signataires des Principes pour l’investissement responsable (PRI) 1> Les PRI résultent d’un partenariat entre les investisseurs privés et l’initiative financière du programme environnemental des Nations unies (UNEP FI). Ils visent à promouvoir l’intégration des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance d’entreprise dans les pratiques d’investissement de toutes les catégories d’actifs. ont bondi de 63 à 3826, avec des actifs sous gestion (ASG) estimés à, respectivement, 6500 milliards et 121 300 milliards de dollars. En mars 2023, le nombre de signataires avait atteint 5381. Si certain·es célèbrent cette transformation comme le témoignage du rôle moteur joué par les investisseur·euses dans la résolution de nos grands défis sociaux et environnementaux, d’importants paradoxes théoriques et pratiques nous enjoignent à davantage de circonspection.

Une contradiction se joue au niveau théorique. Les modèles de décision de la théorie financière classique présument que les investisseur·euses visent le taux de rendement le plus élevé possible à court terme. Dans ce paradigme, la valeur équivaut au profit monétaire. Or une approche durable de la finance nécessite d’intégrer une conceptualisation de la valeur qui inclut des facteurs environnementaux et sociaux. La temporalité est aussi différente. Choisir une approche durable implique d’accepter des pertes à court terme pour maintenir un rendement constant sur le long terme.

Ces contradictions expliquent, pour l’économiste Thomas Lagoarde-Segot, que la recherche financière académique ait jusque-là négligé la finance durable. Fondée sur une vision étroite de la rationalité économique, la discipline voit en effet l’investissement d’impact, motivé par des considérations morales et associé à des coûts supplémentaires et donc à une moindre rentabilité, comme une irrationalité. Par ailleurs, les économistes financiers sont attachés aux instruments de mesure quantitatifs, ce qui limite leur capacité à inclure des critères sociaux et environnementaux qui revêtent souvent une dimension qualitative.

Cette incapacité de la recherche financière moderne à adapter ses prémisses pour introduire la finance durable dans son agenda de recherche importe car elle influence les pratiques de l’industrie. Les sciences sociales, dont l’économie fait partie, ont la particularité d’avoir un pouvoir performatif sur les sujets qu’elles étudient, c’est-à-dire qu’elles modifient la réalité sociale qu’elles décrivent. Mais si la recherche académique financière peine à concevoir que les investisseur·euses puissent chercher autre chose que des rendements élevés, est-ce pour autant que les logiques décisionnelles effectivement observées chez ces acteurs sont intrinsèquement en contradiction avec les exigences de la finance durable?

Historiquement, on observe que l’importance croissante des marchés, institutions et motifs financiers depuis les années 1980 a rendu nos économies plus focalisées sur les rendements à court terme, au détriment des considérations sociales et environnementales2>Cette thèse est avancée par de nombreux·ses économistes, tel·les Marina Mazzucato, Thomas Lagoarde-Segot, Gregory Jackson ou encore Natascha van der Zwan.. Il apparaît que la pression exercée par les investisseur·euses sur le management des entreprises ait participé à ancrer la norme de la maximisation de la valeur actionnariale, selon laquelle la première responsabilité sociale d’une entreprise est d’accroître la richesse de ses actionnaires, dans les pratiques managériales des grandes entreprises. Dans cette optique encore dominante, la valeur environnementale et sociale est tout au plus une externalité positive de la poursuite de la maximisation du profit. Malheureusement, on observe assez rarement en pratique que les activités les plus respectueuses de l’environnement et des conditions de travail soient aussi les plus profitables. Si tel était le cas, Trafigura et Glencore ne figureraient pas parmi les entreprises les plus rentables de Suisse.

Tant que la poursuite du profit monétaire domine la logique décisionnelle des marchés financiers, une option pour permettre à une finance réellement durable d’émerger serait d’introduire davantage de régulations qui forcent les entreprises et les investisseur·euses à internaliser les coûts et bénéfices sociaux et environnementaux de leurs activités. En l’état, se reposer sur la bonne volonté du secteur privé pour répondre à l’ampleur des défis environnementaux et sociaux qui se posent à nous relève d’une naïveté coupable.

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Durable, la finance?

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23.04.2024

Nous observons une attention croissante de l’industrie financière pour la finance durable. Entre 2006 et 2021, les firmes signataires des Principes pour l’investissement responsable (PRI) 1> Les PRI résultent d’un partenariat entre les investisseurs privés et l’initiative financière du programme environnemental des Nations unies (UNEP FI). Ils visent à promouvoir l’intégration des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance d’entreprise dans les pratiques d’investissement de toutes les catégories d’actifs. ont bondi de 63 à 3826, avec des actifs sous gestion (ASG) estimés à, respectivement, 6500 milliards et 121 300 milliards de dollars. En mars 2023, le nombre de signataires avait atteint 5381. Si certain·es célèbrent cette transformation comme le témoignage du rôle moteur joué par les investisseur·euses dans la résolution de nos grands défis sociaux et environnementaux, d’importants paradoxes théoriques et pratiques nous enjoignent à davantage de circonspection.

Une contradiction se joue au niveau théorique. Les modèles de décision de la théorie financière classique présument que les investisseur·euses visent le taux de rendement le plus........

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