Le PIB des pays occidentaux n’a fait que grimper au courant des 50 dernières années, mais cette croissance s’est effectuée sur le dos de l’endettement, résultat des déficits structurels. (Photo: 123RF)

EXPERT INVITÉ. La une du magazine Les Affaires a récemment parlé de la «décroissance» comme d'une alternative à notre modèle économique actuel, une multitude d’actifs (bourse, immobilier, etc.) et les PIB des différents pays occidentaux qui atteignent des sommets.

Un coup d’œil rapide, et on pourrait donc en déduire que la croissance règne en maître au sein de nos économies.

Et si, contre toute attente et à l’inverse d’un discours économique dominant axé sur la croissance tous azimuts (PIB, consommation, etc.), on vous disait que nous sommes plutôt en récession depuis un demi-siècle?

Aussi contre-intuitive soit-elle, cette idée est pourtant la thèse de Raphaël Rossello, un vétéran du monde des finances qui signe l’essai Demain, la fin de l’insouciance? (Mareuil, 2022).

La logique soutenant la thèse de Rossello est pourtant simple et évidente.

Pour mesurer la croissance économique réelle et honnêtement, il faut déduire les déficits publics de la croissance économique, car «si on ne déduit pas d’une activité économique les subventionnements obtenus pour la soutenir, les comptes sont faux», nous dit l’auteur.

Par «subventionnements», on n’entend pas que les subventions directes, mais bien toutes les politiques et autres mesures fiscales et monétaires pour lesquelles l’État emprunte et qui visent à stimuler la croissance.

Rossello donne l’exemple de la première puissance économique, les États-Unis.

Au courant des 50 dernières années, «ce pays accuse un déficit public persistant et en moyenne de 5,2 % du PIB alors qu’il n’a affiché qu’une croissance moyenne de 2,6 %», souligne-t-il.

Le déficit annuel moyen sur cette période serait donc le double de la «croissance» qui serait plutôt négative de 2,6%.

Rossello tire la conclusion que les États-Unis sont donc en «récession chronique» depuis un demi-siècle, rien de moins.

Le PIB des pays occidentaux n’a fait que grimper au courant des 50 dernières années, mais cette croissance s’est effectuée sur le dos de l’endettement, résultat des déficits structurels.

L’idée que la dette peut et devra donc être remboursée en misant sur la croissance serait donc illusoire, selon Rossello.

«Dans les cinquante dernières années, le PIB des États-Unis a été multiplié vingt et une fois quand son endettement l’a été cinquante-sept fois. Quand il faut près de trois fois plus de dettes que de croissance, on est dans une phase d’appauvrissement aiguë.»

Ce constat, celui que la dette augmente beaucoup plus rapidement que la croissance, implique un cercle vicieux d’endettement qui est justifié par cette même quête de croissance perpétuelle.

Comme Rossello l’indique, la croissance est «totalement tributaire» de la dette. Et elle ne peut donc rembourser celle-ci, car sans dette, il n’y a pas de croissance.

Pis encore, il est possible que la tentation de générer de la croissance par la financiarisation de l’économie (soit par le déficit, le crédit et l’endettement) ait été à l’origine de la chute significative de la croissance et de la productivité depuis 50 ans.

Certains concluront que ce que nous concevons comme étant de la «croissance» actuellement ne serait donc qu’une bulle spéculative. Une bulle qui fait le pari que la dette et les déficits ne feront que croître indéfiniment pour soutenir une croissance minime, et ce, à tout jamais.

Rossello se positionne sans ambiguïté comme un adepte du libéralisme classique, en plus d’être en «croisade» contre le néolibéralisme. À ses yeux, ce dernier semble être à la source de la notion de «croissance à crédit» des 50 dernières années.

On pourrait croire que le principal adversaire de l’auteur sur le champ de bataille des théories économiques serait logiquement la théorie monétaire moderne (TMM), mieux connue sous son appellation en anglais de Modern Monetary Theory.

Pourquoi la TMM plus que le néolibéralisme?

Parce que la TMM défend l’idée que les États, possédant une monnaie souveraine (comme le dollar canadien), qui peut être créée à souhait sans contraintes immédiates, peuvent financer directement leurs dépenses de cette façon, sans limites ou presque.

Qu’on pense aux subventions, aux programmes sociaux, à l’éducation, à la santé, et même au plein emploi, l’État pourrait tout financer par la simple impression de monnaie, tout en contrôlant une inflation potentielle par l’impôt et les taux d’intérêt.

L’endettement n’a pas de limites ou de conséquences concrètes, d’après la TMM.

Ainsi, on pourrait donc stimuler sans cesse une croissance, aussi inférieure soit-elle aux déficits créés, car ces derniers n’ont pas d’incidences dramatiques.

Si selon Rossello les déficits et l’endettement des 50 dernières décennies portent en eux l’annonce de la fin de la croissance, la TMM lui répond à l’inverse que «oui».

Venant à la rescousse d’un demi-siècle d’endettement impossible à rembourser, la TMM semble prendre le relais de ce néolibéralisme dénoncé par Rossello, et permet à cette théorie économique de survivre, mais de prendre une ampleur encore inégalée potentiellement.

La TMM n’est toujours pas la politique officielle d’un pays comme les États-Unis, son pays d’origine.

Toutefois, les politiques monétaires et fiscales très permissives et déficitaires mises en place depuis la crise financière de 2008 en Occident et depuis les années 90 au Japon sont peut-être précurseurs d’une ère influencée largement par cette théorie monétaire dite «moderne».

L’endettement doit-il être géré et maintenu à des niveaux responsables et doit-il être réduit, voire éliminé?

Ou bien n’y a-t-il pas de limite à celui-ci dans notre désir de croissance et de programmes gouvernementaux?

Pouvons-nous continuer de financer la croissance par les déficits et l’endettement public sans restriction ou limites?

Sans surprise, Rossello affirme que «non», et que les conséquences négatives de cette forme de croissance artificiellement stimulée sont multiples.

On parle ici de crises et de krachs économiques fréquents alimentés par l’endettement excessif, de la confusion et de la distorsion des notions de «richesse, patrimoine, valeur et prix», sans oublier l’asservissement du travailleur à la finance.

Bref, les perspectives sociopolitiques annoncées par l’auteur ne sont pas réjouissantes.

Sommes-nous au bord d’un gouffre économique, en pleine récession qui se dissimulait tout ce temps sous une façade faite de croissance, de productivité et d’enrichissement factice, comme Rossello l’annonce?

Au contraire, sommes-nous plutôt à l’aube d’une ère de croissance inégalée, propulsée par l’avancement technologique rapide (l’intelligence artificielle, par exemple) et soutenue par des politiques monétaires et budgétaires adéquates, comme notre élite technopolitique nous le chante?

Les débats théoriques et idéologiques sont souvent le résultat de la confrontation entre les optimistes et les pessimistes – que je préfère nommer «réalistes».

Qui sait, la vérité se trouve peut-être quelque part entre ces deux visions de l’avenir.

QOSHE - Sommes-nous en récession depuis 50 ans? - Philippe Labrecque
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Sommes-nous en récession depuis 50 ans?

10 0
16.04.2024

Le PIB des pays occidentaux n’a fait que grimper au courant des 50 dernières années, mais cette croissance s’est effectuée sur le dos de l’endettement, résultat des déficits structurels. (Photo: 123RF)

EXPERT INVITÉ. La une du magazine Les Affaires a récemment parlé de la «décroissance» comme d'une alternative à notre modèle économique actuel, une multitude d’actifs (bourse, immobilier, etc.) et les PIB des différents pays occidentaux qui atteignent des sommets.

Un coup d’œil rapide, et on pourrait donc en déduire que la croissance règne en maître au sein de nos économies.

Et si, contre toute attente et à l’inverse d’un discours économique dominant axé sur la croissance tous azimuts (PIB, consommation, etc.), on vous disait que nous sommes plutôt en récession depuis un demi-siècle?

Aussi contre-intuitive soit-elle, cette idée est pourtant la thèse de Raphaël Rossello, un vétéran du monde des finances qui signe l’essai Demain, la fin de l’insouciance? (Mareuil, 2022).

La logique soutenant la thèse de Rossello est pourtant simple et évidente.

Pour mesurer la croissance économique réelle et honnêtement, il faut déduire les déficits publics de la croissance économique, car «si on ne déduit pas d’une activité économique les subventionnements obtenus pour la soutenir, les comptes sont faux», nous dit l’auteur.

Par «subventionnements», on n’entend pas que les subventions directes, mais bien toutes les politiques et autres mesures fiscales et monétaires pour lesquelles l’État emprunte et qui visent à stimuler la croissance.

Rossello donne l’exemple de la première puissance économique, les États-Unis.

Au courant des 50 dernières années, «ce pays accuse un déficit public persistant et en moyenne de 5,2 % du PIB alors qu’il n’a affiché qu’une croissance moyenne........

© Les Affaires


Get it on Google Play