Pour qui vit dans cette France des régions, des champs et des villages, une France des campagnes qui travaille beaucoup et qui parle peu, le mouvement actuel des agriculteurs, largement soutenu par la population qui vit à leurs côtés, n'est pas une surprise. Osons le dire, derrière les discours qui louent volontiers les racines rurales de notre pays ou l'importance de l'agriculture nourricière, la France a depuis des décennies sacrifié son agriculture sur l'autel de la mondialisation libérale comme elle a sacrifié son industrie.

Au-delà de l'évolution des normes, mais surtout de la baisse constante de leurs revenus, des crises climatiques dont la crise de l’eau et des attaques répétées à chaque nouvel accord commercial entre l’Europe et le reste du monde, la crise agricole trouve son origine dans ce déclassement que subit de plein fouet une profession et avec elle une France rurale qui ne s’estime plus considérée par les gouvernants. Elle s’exprime aujourd’hui avec dignité et je le souhaite pour demain, malgré le désespoir latent, sans extrémisme et sans aucune violence.

Cette colère, légitime, est celle d’un peuple de plus en plus invisible qui aime la terre et donc les gens mais qui ne supporte plus ni le mépris et l’arrogance de ceux qui les exploitent, ni l’impuissance publique. Ces travailleurs de l’ombre, ces « mains d’or » comme le chantait Lavilliers pour les métallos d’autrefois, rarement mis en lumière, veulent juste vivre de leur travail. Souvent une vocation à nulle autre pareille : nourrir l’autre. Dans le monde tel qu’il est, cette vocation devrait être sacrée. Elle ne l’est plus.

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Voilà pourquoi depuis des mois, nos paysans ont renversé les panneaux d’entrée de nos villages : car, oui, ce monde marche la tête à l’envers. Il est encore temps d’inverser la tendance. Pour cela, il faut être dans le dialogue et ne pas tomber dans le piège tendu par les populistes en soufflant sans cesse sur les braises de la division, en inventant l'affrontement entre deux camps imaginaires celui des « agriculteurs pollueurs » versus celui des « éco-terroristes ». Pour cela, il faut connaître les agriculteurs et les comprendre. Ils demandent d’abord à être respectés ; pas une énième loi. Un respect qui passe par des mots et des actes.

Des mots forts pour dire que notre pays a besoin de retrouver son agriculture, souvent familiale et de qualité, aujourd’hui et encore plus demain. Des mots sans ambiguïté pour redire qu’ils sont partie intégrante de notre société, qu’ils ne représentent pas le passé mais l’avenir ; pour rappeler que nous avons besoin d’eux, de leur intelligence qui est tout sauf artificielle, de leur connaissance de la terre et de la nature, de leur volonté à travailler sans relâche chaque jour de l’année, en toute saison, pour un revenu, souvent, qui n’atteint pas le prix du dernier smartphone à la mode. Des mots, enfin, volontaristes, pour réaffirmer que nous devons protéger notre agriculture car cela signifie protéger nos savoir-faire et nos produits reconnus dans le monde entier, et donc notre souveraineté. Ils ne demandent pas de nouvelles règles : ils demandent à être accompagnés, comme d’autres secteurs stratégiques de ce pays et de ce continent le sont, dans ce gigantesque défi de la transformation écologique, vital et nécessaire.

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De ces mots doivent découler des actes forts. J’en vois plusieurs. Et d’abord que le gouvernement fasse enfin respecter la loi Egalim foulée aux pieds par trop d’industriels et souvent la grande distribution. Qu’il déploie des moyens à la hauteur des enjeux de la transition et accompagne les exploitations dans un modèle durable et rémunérateur. Qu’il protège notre agriculture française et européenne de ces accords commerciaux internationaux qui la menacent avec des mesures miroirs imposant les mêmes standards de production pour les produits importés. Il faut, également, comme je l’ai proposé, nommer « un préfet » de l’eau dans chaque région afin d’anticiper l’irrigation, la protection contre les inondations de demain, par la consultation et le dialogue.

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Face à la détresse du monde agricole et donc d’une partie de la France, l’heure est au courage ; pas aux bavardages ou aux promesses sans lendemain. En conciliant agriculture et écologie. Car si nous échouons, quid de la nécessaire conciliation du social, de l’économie et de l’écologie ? Et quid de la République ? Je suis convaincue que les deux sont possibles : le progrès pour tous et la préservation de la planète. Dans un mois, se tiendra le Salon de l’agriculture. Si d’ici là, le gouvernement n’a pas pris la mesure de mouvement de fond ni les mesures adéquates, à quoi servira ce grand rendez-vous entre la nation et ses paysannes et paysans ? Au contraire, selon moi, il doit être le point de départ d’un nouveau pacte d’amour et d’avenir entre la France et son agriculture.

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Carole Delga : "Le mouvement des agriculteurs est la colère légitime d'un peuple invisible"

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23.01.2024

Pour qui vit dans cette France des régions, des champs et des villages, une France des campagnes qui travaille beaucoup et qui parle peu, le mouvement actuel des agriculteurs, largement soutenu par la population qui vit à leurs côtés, n'est pas une surprise. Osons le dire, derrière les discours qui louent volontiers les racines rurales de notre pays ou l'importance de l'agriculture nourricière, la France a depuis des décennies sacrifié son agriculture sur l'autel de la mondialisation libérale comme elle a sacrifié son industrie.

Au-delà de l'évolution des normes, mais surtout de la baisse constante de leurs revenus, des crises climatiques dont la crise de l’eau et des attaques répétées à chaque nouvel accord commercial entre l’Europe et le reste du monde, la crise agricole trouve son origine dans ce déclassement que subit de plein fouet une profession et avec elle une France rurale qui ne s’estime plus considérée par les gouvernants. Elle s’exprime aujourd’hui avec dignité et je le souhaite pour demain, malgré le désespoir latent, sans extrémisme et sans aucune violence.

Cette colère, légitime, est celle d’un peuple de plus en plus invisible qui aime la terre et donc les gens mais qui ne supporte plus ni le mépris et l’arrogance de ceux qui les exploitent, ni l’impuissance publique. Ces travailleurs de........

© Marianne


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