Il a fallu huit mois – ce vendredi 29 mars exactement – pour qu’au Japon sorte finalement dans les salles de cinéma le film Oppenheimer qui aborde à travers le célèbre physicien l’atomisation de Hiroshima et de Nagasaki en août 1945. Point d’orgue d’une guerre impitoyable où le Japon a résisté jusqu’à la limite du possible, lançant même à travers l’organisation du corps des kamikazes, sa jeunesse universitaire en sacrifice suprême pour défendre le pays et surtout pour se créer un panthéon de héros qui légitimerait l’existence future du « pays de dieux », cette atomisation aboutira enfin à la reddition complète du pays et à l’occupation américaine qui lui imposera sa constitution pacifiste.

À partir de là, se met en place à tous les niveaux, une idée déjà bien ancrée dans les référents culturels de l’archipel, celle de la seule victimisation, parfois défendable, mais qui se fera souvent au détriment de toute vérité historique. Bien ancrée car elle débute très tôt dans l’histoire, au moins avec l’arrivée des bateaux noirs du Commodore Perry en 1854 qui imposera à l’archipel son ouverture forcée à l’Occident, et des traités inégaux afférents qu’il n’acceptera jamais et dont il n’aura de cesse de dénoncer le caractère impérialiste. Cette victimisation que l’on peut largement comprendre dans le contexte, précipitera la fin du shôgunat et de la féodalité et le retour en force de l’empereur dans la Constitution de Meiji.

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C’est victime des puissances occidentales, que le Japon entreprend alors de les imiter, en endossant à son tour les habits impérialistes en menant des guerres dans sa proximité géographique contre l’ennemi juré, à savoir la Chine, puis contre notamment la Russie en 1905, qu’à la surprise générale il battra. Cette première victoire d’une petite nation orientale sur l’Occident blanc, suscitera d’ailleurs la peur du péril jaune. Petit Japon deviendra grand, se dit-on et pour les services de renseignement français, c’est une nation « atteinte de mégalomanie » !

"À chaque fois, face à l’étranger, le Japon s’estime victime et dans son bon droit."

Victime aussi lors de la conférence de Versailles (traité de paix signé entre l’Allemagne et les Alliés en 1919) où le droit à l’égalité raciale lui est refusé. Et puis, face aux États-Unis qui l’empêchent de mener comme il l’entend sa guerre en Chine en lui imposant un embargo sur des produits vitaux pour la guerre, il s’estime victime et y répond avec l’agression de Pearl Harbor le 7 décembre 1941. À chaque fois, face à l’étranger, le Japon s’estime victime et dans son bon droit.

Victime aussi lors du procès de Tokyo qui se tient de janvier 1945-Décembre 1948, équivalent asiatique du procès de Nuremberg, qui sera toujours présenté au Japon comme un procès de vainqueur qui n’aurait eu pour seul but que de justifier la vindicte des États-Unis, un procès politique donc destiné à satisfaire l’opinion publique et les militaires américains sans que soient jamais abordés les deux bombardements atomiques alors que Tojo l’ancien premier ministre (1941-1944) – criminel de guerre de classe condamné à mort et pendu – continue d’être considéré par la majorité de l’opinion publique comme un bouc émissaire, une victime en somme.

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La coopération avec les États-Unis qui impose la démocratie dans un pays qui n’en a au vrai pas du tout l’expérience politique ni philosophique, permet d’ailleurs au Japon de maintenir toute une classe de fonctionnaires d’avant-guerre qui parfois compromises, – dès 1957, Kishida Nobosuke, criminel de guerre, sortira des geôles de Sugamo pour devenir premier ministre dès 1957 – freineront des deux pieds l’enseignement de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans les écoles, entraînant ainsi une amnésie collective de crimes de guerre de l’armée impériale. Amnésie relayée par les musées dont celui de Hiroshima, qui malgré quelques changements qui montrent aussi en marge les crimes de guerre japonais, reste sur la même ligne. En somme, les Japonais n’ont pas grand-chose à se reprocher si ce n’est d’avoir perdu la guerre !

C’est dans ce contexte de victimisation, encore accentué par le Torimodosu (le retour en arrière) cher à Abe et poursuivi par Kishida notamment dans l’enseignement qui voit un retour fort du nationalisme, qu’il faut comprendre le refus de montrer ce film tourné par des Américains à une opinion publique réticente.

Néanmoins, nombre de personnalités japonaises estiment que la sortie du film sera un bien. C’est le cas de Tatsumi Yue, présidente du Festival international du film de Hiroshima, qui s’est d’abord dite oppressée à l’idée de présenter un tel long métrage au travers du regard américain et qui souhaite cependant maintenant que les spectateurs affluent afin de pouvoir discuter des armes atomiques à l’heure de la guerre en Ukraine.

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Takashi Hiraoka, 96 ans, ancien maire de la ville et survivant de la bombe, estime aussi que c’est une nécessité mais qu’il aurait fallu davantage montrer l’horreur de cette bombe, regrettant notamment l’absence d’images des victimes. Critique recevable, mais ces images des irradiés longtemps censurées par les Américains d’abord puis par les autorités japonaises elles-mêmes, ne sont pas forcément le sujet du film. Une critique qui revient aussi implicitement à se centrer uniquement sur la victimisation du Japon.

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Pourquoi "Oppenheimer" ne sort que maintenant en salles au Japon

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03.04.2024

Il a fallu huit mois – ce vendredi 29 mars exactement – pour qu’au Japon sorte finalement dans les salles de cinéma le film Oppenheimer qui aborde à travers le célèbre physicien l’atomisation de Hiroshima et de Nagasaki en août 1945. Point d’orgue d’une guerre impitoyable où le Japon a résisté jusqu’à la limite du possible, lançant même à travers l’organisation du corps des kamikazes, sa jeunesse universitaire en sacrifice suprême pour défendre le pays et surtout pour se créer un panthéon de héros qui légitimerait l’existence future du « pays de dieux », cette atomisation aboutira enfin à la reddition complète du pays et à l’occupation américaine qui lui imposera sa constitution pacifiste.

À partir de là, se met en place à tous les niveaux, une idée déjà bien ancrée dans les référents culturels de l’archipel, celle de la seule victimisation, parfois défendable, mais qui se fera souvent au détriment de toute vérité historique. Bien ancrée car elle débute très tôt dans l’histoire, au moins avec l’arrivée des bateaux noirs du Commodore Perry en 1854 qui imposera à l’archipel son ouverture forcée à l’Occident, et des traités inégaux afférents qu’il n’acceptera jamais et dont il n’aura de cesse de dénoncer le caractère impérialiste. Cette victimisation que l’on peut largement comprendre dans le contexte, précipitera la fin du shôgunat et de la féodalité et le retour en force de l’empereur dans la........

© Marianne


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