Marianne : Quelle est votre histoire personnelle avec la Corse ?

Michel Vergé-Franceschi : Mon lien avec la Corse est viscéral. Mes ancêtres Franceschi vivaient à Centuri (cap Corse) en 1387 (famille de mon grand-père). Mes ancêtres Baldacci vivaient à Corte (au centre de la Corse), fin XVIe (famille de ma grand-mère). Mes 256 ancêtres corses vivant sous Louis XV sont de Rogliano, Morsiglia, Ersa, Luri, Brando, Bastia, Ajaccio, Alata, Corte, Tralonca, Calacuccia.

Même si mon père est un Catalan du Roussillon (Perpignan), la Corse est « mon » histoire. L’histoire de « ma » famille, les souvenirs de « mon » enfance, de « mes » vacances. J’ai été bercé en langue corse. J’ai encore des terres dans l’île, au cap Corse et, vu la conjoncture internationale, je ne les vendrai jamais, et je pourrai toujours manger en y plantant des légumes et en y récoltant mes châtaignes. Donc le devenir des Corses et de mes compatriotes m’importe au premier chef. Je suis du reste en Corse plusieurs fois par mois et de plus en plus souvent.

Quelle est cette « lecture fausse » des relations entre l’île et le continent contre laquelle vous vous insurgez ?

Aujourd’hui, l’île est souvent vue comme un endroit avant tout touristique qui correspond à son nom grec de « Kalliste » (la plus belle). C’est vrai que la Corse est un endroit paradisiaque. Dans les années 1950-1960, c’était différent. Il n’y avait pas d’eau courante dans les villages. Les premières télévisions fonctionnaient mal. On ne captait pas. Les routes étaient difficiles, très étroites et nécessitaient une foule de manœuvres entre les rochers d’un côté, la mer de l’autre. Aller du cap Corse à Bonifacio était une expédition. Pas de pharmacie ou de médecins dans les villages. La Corse, en 60 ans, a connu des améliorations considérables. Néanmoins, il reste beaucoup à faire et l’État n’a pas pris à temps conscience des deux handicaps de l’île : une montagne dans la mer. Le coût des transports. Un étudiant de Corte doit payer 200euros pour se rendre à Paris aux Archives nationales, là où un étudiant d’Aix ou de Rennes vient avec un train Ouigo pour 25euros.

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L’essence est plus chère en Corse que sur le continent. En 1958, Robert Debré a dit qu’il fallait créer un CHU dans chaque région de France. J’avais 7 ans, j’en ai 72, et la Corse est la seule région française à ne toujours pas avoir de CHU. En Corse, il n’y a pas de faculté de médecine. La faculté de Lettres a été refondée en 1980 mais elle n’a pas de professeur d’Histoire médiévale, d’Histoire grecque ou d’Histoire romaine. L’effort de l’État n’a pas été suffisant d’où un mécontentement qui a engendré des revendications à partir de 1975. Avec la mer, le soleil, les plages de sable blanc et ses eaux turquoise, la Corse rencontre des difficultés que l’État doit prendre en compte : des terrains de plus en plus construits, vendus de plus en plus cher, une spéculation foncière honteuse, des systèmes mafieux, un coût de la vie élevée, trop de drogue, beaucoup d’avortements.

Le soleil qui éblouit ne doit pas les occulter. Mais, au nom de l’égalité citoyenne, le statut de résident est une curieuse idée : si j’avais dû payer en tant que Corse un loyer à Paris de 36 000 euros annuels, pendant dix ans, avant de pouvoir acheter un appartement (à 54 ans !), j’aurais perdu 360 000 euros avant de pouvoir faire un prêt immobilier.

D’où vient la notion d’autonomie dans le mouvement nationaliste corse ?

Le mot d’autonomie est apparu en Corse en 1975 sur le tee-shirt d’Edmond Simeoni, gastro-entérologue à Marseille, dans un contexte de boues rouges italiennes déversées sur le littoral corse. L’île, saignée à blanc en 1914-1918 (13 000 Corses morts au combat), vivait mal la décolonisation de l’Algérie car les Corses y étaient très nombreux (militaires, postiers, institutrices). Les rapatriés d’Algérie ont obtenu des facilités d’installation à partir de 1963, supérieures à celles offertes aux jeunes Corses. Les événements meurtriers d’Aléria ont eu lieu dans une cave viticole. La comparaison avec l’Algérie, en train de se décoloniser, et la Corse, a fait naître l’idée que la Corse était une colonie ce qui est faux. La Corse est entrée dans l’Histoire de France en qualité de province française à part entière depuis 1789 (et non depuis 1768) à la suite d'un décret voté à l’Assemblée Constituante, et obtenu à la demande des députés de l’île. Cette province a eu tantôt un département unique, tantôt deux (le Liamone et le Golo ; la Haute-Corse et la Corse-du-Sud). Province. Département(s). Il n’y a aucun statut supérieur dans la République. « Île métropolitaine », la Corse jouit depuis d’une « assimilation juridique » totale avec le reste du territoire national.

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A partir de là, les nationalistes corses se séparent en indépendantistes (la Corse serait un pays indépendant du continent) ; et en autonomistes qui souhaitent rester au sein de la République. Ce serait un statut qui « coupe la poire en deux » si je puis dire. Le tout, c’est que les habitants ne soient pas « la poire ». Laisser le régalien à Paris, c’est laisser à l’État la police, la justice, l’armée, la monnaie et les affaires étrangères. Que deviennent l’Éducation nationale, la Santé ? La carte Vitale ? Les services postaux ? Les Assurances chômage etc… ? Personnellement, je vivrai le statut d’autonomie comme une régression par rapport à celui de province/département.

L’autonomie est un statut réservé aux anciennes « colonies » (Antilles, etc…) devenues départements en 1946 seulement, puis Départements et Territoires d’outre-mer, territoires « autonomes ». Je comprends que nos hommes politiques et nos élus corses se soient engouffrés dans cette brèche pour pouvoir avoir plus de pouvoirs locaux. Mais je ne comprends pas que le Président de la République ait ouvert, si légèrement, cette brèche, au sein de l’unité nationale dont il est le garant.

Emmanuel Macron prévoit donc d'engager une réforme de la Constitution pour y inscrire la spécificité de l'île, « une autonomie dans la République », selon sa formule. L’idée semblerait de permettre de faire évoluer le statut de la langue, donner plus de place à la langue corse, à côté du français...

Chaque région ou province française a sa spécificité. Au nom de l’égalité, il faudrait inscrire dans la Constitution l’Alsace, les anciens duchés souverains de Bretagne, de Bourgogne, de Lorraine ou de Savoie, les anciens comtés souverains de Provence, d’Auvergne ou de Nice ?

La Corse n’a pas une « spécificité ». Elle a une particularité : son insularité qu’elle partage avec les autres îles métropolitaines de Marseille (If, Ratoneau, Pomègues), de Cannes (Sainte-Marguerite, Saint-Honorat), d’Hyères (Port-Cros, le Levant), à côté de Porquerolles, et les îles bretonnes (Sein, Ouessant, Bréhat, Belle-Isle etc…), ou de Ré et d’Oléron. La Corse est plus grande, plus peuplée ; mais, comme les autres, c’est une « marche » défensive de la France qui avait autrefois dans ses élites un « marquis » (le père de Paoli en 1736).

La Corse a toujours été perçue, depuis Charles VII, comme un rempart devant protéger Toulon (port de guerre) et Marseille (port de commerce) face aux Espagnols, Anglais et Russes (en 1770 et 1798). La menace peut revenir… Le site de Solenzara est tentant. Pour la langue, la préserver est un devoir. Elle est très riche car c’est un héritage civilisationnel exceptionnel. Il y a 2000 ans, Sénèque écrivait dans ses Épigrammes, alors qu’il était en Corse : « L'île où je suis a déjà bien des fois changé d'habitants... Grecs... Ligures... Hispani... Romains ». La langue parlée y était dit-il un mélange de « vocables cantabres », de grec et de ligure, car « la fréquentation des Grecs et des Ligures... a éloigné les habitants de leur langue maternelle... tant a souvent changé la population de ce rocher aride et broussailleux ».

Que représente la Ghjuventù clandestina corsa ? Risque-t-elle d’avoir un jour un poids comparable au FLNC ?

Pour la seconde question, je suis historien. Pas devin. Pour la première, je ne donne jamais mon opinion sur un parti politique, ni en Corse, ni sur le continent. J’ai fait toute ma carrière avec ma seule carte Vitale. Je n’ai jamais appartenu ni à un parti, ni à un syndicat. Dans le mot « universitaire » il y a « univers ». L’universitaire s’adresse au monde et accueille le monde. C’est pourquoi j’ai choisi cette voie car l’esprit ignore les frontières. J’ai toujours eu des comptes rendus de mes bouquins dans l’ensemble des médias dits de gauche, de droite ou du centre. La vérité n’appartient à personne. Chacun en détient une parcelle. Je n’aime pas les partis. J’aime les individus. Quand Gilles Simeoni, président de l’exécutif corse, fait un effort considérable pour la culture insulaire : j’applaudis. Quand Jean-Guy Talamoni dit qu’il faut sauver les femmes enceintes, les femmes et les enfants de l’Aquarius en train de sombrer : je le soutiens. Quand Paul-Félix Benedetti empêche l’expulsion d’octogénaires d’une maison frappée d’alignement : je lui donne raison. Quand Jean-Christophe Angelini veut conserver une maternité à Porto-Vecchio, je l’approuve.

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Quand Jean-Charles Orsucchi accueille mes colloques de Bonifacio depuis 25 ans, je le remercie chaleureusement. Quand Nicolas Battini affirme son attachement à la France, je partage son opinion. Je ne suis ni un élu, ni un politique. Tout le monde détient toujours un peu de vérité. Dans un amphi de 300 étudiants et parfois de 500, vous avez des étudiants qui viennent de partout, avec chacun leurs origines, leurs religions, leur histoire. Vous ne demandez rien à chacun. Vous parlez en vous adressant à tous. Et vous corrigez 500 copies anonymées par un triangle noir, cacheté en haut à droite. Pour ce qui est de la « jeunesse clandestine », je suis certain que c’est la jeunesse que j’ai la chance de continuer à côtoyer, grâce à l’éméritat, après 45 ans d’enseignement, qui est « un bel âge » et non la vieillesse, comme on le dit bien souvent. Quand on est un jeune, on est beau et vif et c’est toujours dommage d’être clandestin et de cacher la beauté du monde.

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"En tant que Corse, je ne comprends pas que Macron ait ouvert la brèche de l’autonomie qui serait une régression"

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07.03.2024

Marianne : Quelle est votre histoire personnelle avec la Corse ?

Michel Vergé-Franceschi : Mon lien avec la Corse est viscéral. Mes ancêtres Franceschi vivaient à Centuri (cap Corse) en 1387 (famille de mon grand-père). Mes ancêtres Baldacci vivaient à Corte (au centre de la Corse), fin XVIe (famille de ma grand-mère). Mes 256 ancêtres corses vivant sous Louis XV sont de Rogliano, Morsiglia, Ersa, Luri, Brando, Bastia, Ajaccio, Alata, Corte, Tralonca, Calacuccia.

Même si mon père est un Catalan du Roussillon (Perpignan), la Corse est « mon » histoire. L’histoire de « ma » famille, les souvenirs de « mon » enfance, de « mes » vacances. J’ai été bercé en langue corse. J’ai encore des terres dans l’île, au cap Corse et, vu la conjoncture internationale, je ne les vendrai jamais, et je pourrai toujours manger en y plantant des légumes et en y récoltant mes châtaignes. Donc le devenir des Corses et de mes compatriotes m’importe au premier chef. Je suis du reste en Corse plusieurs fois par mois et de plus en plus souvent.

Quelle est cette « lecture fausse » des relations entre l’île et le continent contre laquelle vous vous insurgez ?

Aujourd’hui, l’île est souvent vue comme un endroit avant tout touristique qui correspond à son nom grec de « Kalliste » (la plus belle). C’est vrai que la Corse est un endroit paradisiaque. Dans les années 1950-1960, c’était différent. Il n’y avait pas d’eau courante dans les villages. Les premières télévisions fonctionnaient mal. On ne captait pas. Les routes étaient difficiles, très étroites et nécessitaient une foule de manœuvres entre les rochers d’un côté, la mer de l’autre. Aller du cap Corse à Bonifacio était une expédition. Pas de pharmacie ou de médecins dans les villages. La Corse, en 60 ans, a connu des améliorations considérables. Néanmoins, il reste beaucoup à faire et l’État n’a pas pris à temps conscience des deux handicaps de l’île : une montagne dans la mer. Le coût des transports. Un étudiant de Corte doit payer 200euros pour se rendre à Paris aux Archives nationales, là où un étudiant d’Aix ou de Rennes vient avec un train Ouigo pour 25euros.

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L’essence est plus chère en Corse que sur le continent. En 1958, Robert Debré a dit qu’il fallait créer un CHU dans chaque région de France. J’avais 7 ans, j’en ai 72, et la Corse est la seule région française à ne toujours pas avoir de CHU. En Corse, il n’y a pas de faculté de médecine. La faculté de Lettres a été refondée en........

© Marianne


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