« Revenir en arrière dans le temps long peut fournir, non pas des esquisses de réponse à la crise, mais une invitation à beaucoup de précautions et d’humilité », estime Jérôme Fehrenbach, auteur de Les fermiers - La classe sociale oubliée (Passés Composés). Par l'Histoire, il explique la différence d’intégration à la société entre les fermiers d'autrefois et les agriculteurs d'aujourd'hui. C'est, selon lui, aussi la rupture du lien entre villes et campagnes que nous payons aujourd'hui.

Marianne : Contrairement aux agriculteurs d’aujourd’hui, remarquiez-vous dans votre livre, les fermiers étaient intégrés à la société de leur temps…

Jérôme Fehrenbach : Les fermiers de jadis ne sont pas tous les agriculteurs d’aujourd’hui. Ce sont ceux qui, dans la France du Bassin parisien et du Nord, dominent tout le système de production agricole au moyen d’ensembles culturaux de plus de 100 hectares. Cette élite de techniciens de la terre est alors étroitement liée au réseau des petites villes qui maillent cette partie du territoire. Des liens de parenté l’unissent aux magistrats, avocats, notaires, officiers royaux divers, édiles, régents de collège et grands commerçants de la contrée. Des loisirs les rassemblent, chasse, tir, colombophilie.

Sous l’Ancien Régime, certains d’entre eux exercent par trimestre des fonctions à la Cour, des fonctions généralement modestes dans la Maison du Roi, sources d’exemptions fiscales mais aussi de prestige au village. Le fermier d’île-de-France a toujours des activités et relations à Paris. Ainsi cette couche supérieure des exploitants agricoles sert de passeur et d’interprète entre le monde des villes et les paysans, entre les possédants et les exécutants dans une société codifiée et hiérarchisée.

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Le monde rural est, économiquement, entièrement dépendant des grandes exploitations. C’est le grand fermier qui apporte les espèces métalliques au village, car lui seul vend au comptant en grandes quantités auprès des marchés citadins. C’est lui qui donne de l’emploi, surtout au moment des moissons et du battage. La ferme donne aussi du travail au tisserand, car elle produit le fil de chanvre ou de lin qui servira à fabriquer la toile domestique. Le fermier s’inscrit également dans une économie circulaire avant la lettre, qui va de la récupération des boues urbaines jusqu’au recyclage du métal contenu dans les outils et ustensiles de l’exploitation. Les relais de postes sont tenus par les fermiers. Par mille fibres, le grand exploitant est relié au reste de la société, et il est au village la figure dominante.

Les agriculteurs d’aujourd’hui ne sont-ils pas invisibilisés, comme l’Histoire a eu tendance à « invisibiliser » les paysans du XIXe siècle ?

Le ressenti d’une visibilité insuffisante des agriculteurs n’est pas nouveau. Un défaut de visibilité perçu comme injuste pour ceux qui assurent notre subsistance. La ville d’autrefois a certes la campagne à ses portes. Même à Paris, nombre de bourgeois médiocres sont propriétaires de biens fonciers à la périphérie. Même à Paris, jusqu’au milieu du règne de Louis XV, les faubourgs accueillent des vignerons et des nourrisseurs de bestiaux. Mais tous les auteurs qui s’intéressent alors au monde rural soulignent à quel point il est méconnu, méprisé. Charles-Georges Le Roy le relève par exemple dans son article Fermiers de l’Encyclopédie. Pour Restif de La Bretonne, les Parisiens connaissent mieux les mœurs des Hurons (peuple autochtone du sud de l'Ontario) que les usages des campagnes.

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Mais aujourd’hui la situation est différente et la crise profonde. Le monde rural n’est plus méprisé, mais, pire, ignoré car méconnu. Il y a rupture du lien personnel et physique entre le citadin et le monde rural. Ce dernier, refoulé, ne se révèle plus que de manière indirecte, voire purement virtuelle. Et à l’intérieur du monde rural, l’agriculteur lui-même est devenu très minoritaire.

Même dans les campagnes, la grande exploitation n’est plus centrale, elle n’irrigue plus la ruralité puisqu’elle emploie moins de main-d’œuvre. Le délitement de l’armature des petites villes, la suprématie du monde virtuel avec la révolution numérique et ses séductions émancipatrices, la mécanisation totale de la production agricole depuis trois générations, la réduction drastique de la part de la population originaire du monde rural, ont conduit à un isolement économique et social sans précédent.

Vous décriviez dans votre ouvrage l'existence passée du modèle du « puissant fermier » et de la « paysannerie d’élite »…

Ce « modèle » a disparu vers le milieu du XIXe siècle avec l’extinction des fermiers-potentats nés avant le règne de Louis XVI. D’une certaine manière il fallait qu’il disparaisse. Le monde de la grande ferme de jadis est en effet très lié au système féodal. Les grands exploitants étaient pour environ moitié d’entre eux également receveurs des droits seigneuriaux, c’est-à-dire non pas simples collecteurs, mais délégataires de la recette, contre un loyer fixe.

Ces fermiers receveurs prélevaient ainsi couramment 8 à 15 % des récoltes de leurs voisins assujettis au prélèvement féodal ou ecclésiastique, avec pour eux les seuls frais de stockage et de battage des grains. Ce dispositif nous semble inique. Mais il servait de matelas de sécurité à de grandes exploitations proto-capitalistes sans cesse exposées à des risques économiques et climatiques. On ne peut cependant être habité de nostalgie pour un système à ce point inégalitaire.

Mais cette paysannerie d’élite ne se bornait pas à exercer son emprise sur l’économie et la société rurales. Elle rayonnait sur la durée puisque s’étaient constituées de véritables dynasties de grands exploitants. Les privilèges ont pour contrepartie l’exigence d’exemplarité et une éthique de responsabilité. Responsabilité économique, mais aussi responsabilité sociale et presque spirituelle. Le fermier se doit d’incarner des vertus chrétiennes de piété et de charité. Il est au cœur du système de secours aux misérables, il porte l’essentiel de l’impôt royal, il soulage et dépanne son prolétariat. Il injecte sans cesse du fluidifiant dans les rouages d’une société archaïque. Souvent pourvu d’une fonction de juge seigneurial, il arbitre et prévient les conflits.

Ensuite, à partir de la Révolution, il s’empare des fonctions municipales. Il se revendique d’appartenir à une élite, il valorise volontiers ses connexions dans l’aristocratie et l’Église, mais il se montre proche du peuple, partageant la soupe et les peines de ses ouvriers, se mêlant aux réjouissances villageoises quand le propriétaire aristocratique et le curé se tiennent à distance. Dans ses manières de vivre, le fermier, par prudence et par calcul, se veut simple et sobre.

Quels éléments de réponses apporter pour comprendre les causes de la désintégration des agriculteurs, de nos jours ?

Permettez-moi de laisser répondre à cette question les spécialistes de l’agriculture contemporaine. Je peux seulement témoigner avoir connu en 2005-2006, lorsque j’étais membre du cabinet de Dominique de Villepin, une succession de crises agricoles sectorielles rapprochées, dans l’élevage, la viticulture et les filières fruitières notamment. Ces crises, certaines classiques, d’autres très nouvelles, ont fait chanceler nos certitudes.

Nos systèmes de production agricoles, perçus auparavant comme robustes, exportateurs, montraient brusquement fissures et fragilités. Une ou deux générations avaient sans doute péché par excès de confiance. La vision de l’agriculture s’est sans doute technocratisée, sous la double poussée de la PAC puis désormais du Green Deal communautaire.

Revenir en arrière dans le temps long peut fournir, non pas des esquisses de réponse à la crise, mais une invitation à beaucoup de précautions et d’humilité. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’État a démantelé une réglementation vétilleuse du commerce des grains, causant en deux décennies des déséquilibres profonds – d’ailleurs favorables aux grands fermiers.

L’État s’est cependant alors gardé de réguler alors les modes de protection, tous les bons auteurs de l’époque soutiennent à quel point le bon sens, la recherche du meilleur équilibre entre production végétale et animale et le respect du capital foncier doivent inspirer le grand exploitant. Pas la poursuite d’objectifs réglementaires. Ces mêmes bons auteurs soulignent même la nécessité d’adapter les modes de culture aux réalités propres à chaque terroir, parfois à chaque parcelle.

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Plus proche de nous, la situation de l’agriculture française à la fin du XIXe siècle doit nous interpeller : crise viticole ravageuse, insuffisance des productions carnées et végétales nécessitant des importations fortes dans les années 1880-1914. En agriculture, rien n’est donc acquis à perpétuité. Il n’y a pas de recette magique et précipitée.

La société rurale en 2024 est incontestablement fragilisée, et cela depuis quelques décennies. L’activité agricole elle-même demeure à la merci des événements, y compris les caprices météo et les changements climatiques de long terme. Il ne faut pas avoir la prétention d’imaginer que la chimie et les politiques européennes résolvent des problèmes que le temps, le bon sens, et un souci de réparation du lien rompu entre villes et campagnes, pourraient permettre, peut-être, eux, d’identifier et d’atténuer.

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"Pire que le mépris" : à l'origine de l'abandon du monde paysan avec l'historien Jérôme Fehrenbach

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25.01.2024

« Revenir en arrière dans le temps long peut fournir, non pas des esquisses de réponse à la crise, mais une invitation à beaucoup de précautions et d’humilité », estime Jérôme Fehrenbach, auteur de Les fermiers - La classe sociale oubliée (Passés Composés). Par l'Histoire, il explique la différence d’intégration à la société entre les fermiers d'autrefois et les agriculteurs d'aujourd'hui. C'est, selon lui, aussi la rupture du lien entre villes et campagnes que nous payons aujourd'hui.

Marianne : Contrairement aux agriculteurs d’aujourd’hui, remarquiez-vous dans votre livre, les fermiers étaient intégrés à la société de leur temps…

Jérôme Fehrenbach : Les fermiers de jadis ne sont pas tous les agriculteurs d’aujourd’hui. Ce sont ceux qui, dans la France du Bassin parisien et du Nord, dominent tout le système de production agricole au moyen d’ensembles culturaux de plus de 100 hectares. Cette élite de techniciens de la terre est alors étroitement liée au réseau des petites villes qui maillent cette partie du territoire. Des liens de parenté l’unissent aux magistrats, avocats, notaires, officiers royaux divers, édiles, régents de collège et grands commerçants de la contrée. Des loisirs les rassemblent, chasse, tir, colombophilie.

Sous l’Ancien Régime, certains d’entre eux exercent par trimestre des fonctions à la Cour, des fonctions généralement modestes dans la Maison du Roi, sources d’exemptions fiscales mais aussi de prestige au village. Le fermier d’île-de-France a toujours des activités et relations à Paris. Ainsi cette couche supérieure des exploitants agricoles sert de passeur et d’interprète entre le monde des villes et les paysans, entre les possédants et les exécutants dans une société codifiée et hiérarchisée.

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Le monde rural est, économiquement, entièrement dépendant des grandes exploitations. C’est le grand fermier qui apporte les espèces métalliques au village, car lui seul vend au comptant en grandes quantités auprès des marchés citadins. C’est lui qui donne de l’emploi, surtout au moment des moissons et du battage. La ferme donne aussi du travail au tisserand, car elle produit le fil de chanvre ou de lin qui servira à fabriquer la toile domestique. Le fermier s’inscrit également dans une économie circulaire avant la lettre, qui va de la récupération des boues urbaines........

© Marianne


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