Frédéric Naulet est docteur en histoire, spécialiste de l’histoire militaire du XVIIe au XIXe siècle, auteur de plusieurs articles et ouvrages sur les campagnes napoléoniennes (Iéna, Eylau, Friedland, Wagram et Leipzig chez Economica). Pour Marianne, il livre son analyse sur la représentation des batailles dans le film Napoléon de Ridley Scott.

Marianne : Que vous a inspiré la mise en scène des batailles de Napoléon ? Cinématographiquement et historiquement ?

Frédéric Naulet :Beaucoup de déception, d’autant plus que j’avais apprécié la bataille dans Gladiator. Il est toujours possible de critiquer des détails mais Ridley Scott emmenait le spectateur au cœur d’un combat spectaculaire, montrant l’horreur d’un corps à corps. Malheureusement, même si la violence est un élément commun, les batailles de l’Antiquité romaine ne ressemblent pas à celles de l’époque napoléonienne. Dans son interview au Times, Ridley Scott a dit « qu’il n’avait pas eu besoin d’historiens pour faire son film », ce qui se voit.

Et n’en déplaise à son conseiller historique, les détails n’en sont plus lorsqu’ils ne vous plongent pas au cœur d’une époque ou vous sortent de l’action, vous laissant simple spectateur de soldats et de cavaliers se déplaçant dans tous les sens, sans ordre. La manière de tourner les batailles m’a rappelé celles des films des années cinquante, à l’exemple du Napoléon de Sacha Guitry. Il faut du bruit, de la fumée et faire courir les figurants pour prouver qu’ils sont nombreux.

Depuis, le cinéma, surtout anglo-saxon, a fait de gros progrès dans le réalisme, sans sacrifier le côté spectaculaire, en témoigne les scènes de combats dans Barry Lindon (1975), Gettysburg (1993), du débarquement dans Il faut sauver le soldat Ryan (1998), des séries britanniques Guerre et paix (2016), avec une très belle charge de hussards russes, et de La foire des vanités (2018), avec une intéressante reconstitution des carrés anglais à Waterloo, avec beaucoup moins de moyens. Là encore, des critiques sont toujours possibles mais le souci du détail est présent.

Qu'est-ce qu'il manque dans ces scènes de bataille ?

À aucun moment, Ridley Scott ne montre l’angoisse du fantassin qui doit parcourir mille mètres en marchant (et non en courant), d’abord sous le feu de l’artillerie qui emporte des files entières, puis dans les deux cents derniers mètres sous le feu de l’infanterie. Nous voyons bien des officiers français ordonnant à leurs soldats de serrer les rangs, mais c’est très furtif. Il ne montre pas non plus la peur du fantassin anglais dans son carré, sentant le sol trembler sous le pas des chevaux ennemis, avant de les voir surgir à très courte distance. La seule scène échappant à cette critique est celle des étangs gelés à Austerlitz. Même si elle a été anecdotique dans le déroulement de la bataille, elle reste un moment emblématique de cet affrontement.

Les scènes ne reflètent pas l’ampleur des batailles de cette époque. Ridley Scott résume Austerlitz à un combat autour d’un village (probablement Telnitz, un point clé du dispositif français), alors que le champ de bataille couvrait un espace d’une centaine de kilomètres carrés sur lequel environ 160 000 hommes s’affrontèrent. Naturellement, le réalisateur ne pouvait pas tout montrer mais les plans larges font perdre tout effet de masse. Sur l’un de ces plans, j’ai même cru revoir une scène de Gladiator, c’est dire si je n’étais plus en 1805. Il m’a d’ailleurs semblé que les lieux de tournage des deux batailles étaient identiques. À Austerlitz, les cavaliers russes et autrichiens progressent au milieu de leurs fantassins, sans y semer le moindre désordre dans les lignes. Il faut complimenter le commandant d’une telle manœuvre presque impossible.

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Le réalisateur ne lésine pas non plus sur le nombre disproportionné de drapeaux dans les rangs anglais par rapport au nombre de soldats. Nous pourrions multiplier les exemples et tous pourraient être considérés comme des détails s’ils ne décrédibilisaient pas les scènes de bataille, même aux yeux des profanes.

Qu'avez-vous retenu de la scène de Waterloo ?

Les erreurs s'y multiplient. À Waterloo, Napoléon installe sa tente cinq mètres derrière son armée (il coucha à la ferme du Caillou, à deux kilomètres du champ de bataille, mais c’est un détail), soit à mille mètres des canons anglais. Suicidaire ! Naturellement, la veille des combats, le gros des troupes bivouaquait hors de portée de l’adversaire, pour des raisons évidentes. Elles prenaient leurs positions juste avant le début de l’engagement.

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Pour essayer de compenser cette aberration, le réalisateur place les soldats français dans une tranchée, d’où ils sortent en courant, scène digne d’une bataille de la Première Guerre mondiale. Ces ouvrages en terre existaient à l’époque, mais essentiellement lors des sièges. Dès la sortie des soldats français, les fantassins anglais ouvrent le feu à 1 000 mètres de distance, avec des fusils dont la portée maximale dépassait rarement les 200 mètres et dont l’efficacité n’était réelle n’était qu’à 100 ou 150 mètres. De l’art de gaspiller la poudre et les munitions ! En agissant ainsi, les Anglais auraient été de piètres soldats. Malheureusement pour Napoléon, cela n'a pas été le cas.

Les affiches du film vendent le regard « stratège » de l’Empereur : trouvez-vous qu’on comprend bien ce qu’étaient ses stratégies ?

Absolument pas. L’affiche du film montrant un Napoléon chargeant à la tête de sa cavalerie n’augurait rien de bon. Quel piètre général aurait-il été s’il avait fait cela. Depuis la fin du XVIIe siècle, les commandants en chef n’étaient plus au cœur des combats mais dirigeaient les mouvements depuis l’arrière, parfois, il est vrai, en s’exposant. Le nombre de soldats engagés et la taille des champs de bataille leur imposaient de conserver une vue d’ensemble durant tout l’engagement, ce qui n’était pas aisé avec la fumée dégagée par les armes à feu et la difficulté à communiquer ses ordres lorsque la bataille faisait rage. Cela non plus n’est pas montré.

À en croire Ridley Scott, le talent de Napoléon se résume à des ruses : une attaque de nuit d’un fort de Toulon par surprise (critiquable) et des canons cachés par des bâches à Austerlitz (ce qui est faux) pour percer la glace des étangs gelés. Une scène montrant Napoléon donnant ses ordres à ses maréchaux n’aurait pas été un luxe. Son génie militaire reposait sur l’élaboration des mouvements de ses troupes, sur l’adaptabilité de ses dispositifs aux imprévus, sur le talent de son chef d’état-major, Berthier, pour rédiger et envoyer ses ordres ou aux qualités de meneurs d’hommes de plusieurs de ses maréchaux. Il aurait, de plus, permis d’introduire des personnages dans un film qui en manque cruellement.

« À en croire Ridley Scott, le talent de Napoléon se résume à des ruses. »

Plusieurs critiques y ont vu une volonté délibérée de ridiculiser Napoléon mais Wellington n’est pas mieux traité. Dans la réalité, à Waterloo, il profita habilement du terrain pour masquer le gros de ses forces à la vue de l’ennemi et aux tirs des canons, en les déployant à contre-pente, ne laissant qu’un rideau de troupes sur une crête. Dans le film, sans doute pour des raisons esthétiques, les régiments sont bien exposés, offrant de parfaites cibles aux canons français. Sa capacité à gérer ses réserves pour renforcer les positions menacées n’est pas plus abordée. Napoléon aurait sans doute préféré affronter le Wellington du film.

Les ordres donnés aux troupes n’aident pas non plus à se remettre dans l’ambiance de l’époque. A Waterloo, les « premières ligne en avant ! », « la cavalerie en avant ! » auraient déconcerté plus d’un officier. Les soldats anglais sortant de retranchements et s’avançant vers les cavaliers français pour former le carré, ce n’est ni crédible, ni bien rendu. Cette manœuvre compliquée sur un champ de bataille demandait que les hommes aient gardé leur alignement et leur cohésion pour l’exécuter.

D’une manière générale, toutes les scènes de bataille semblent se dérouler selon des critères propres aux affrontements de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Toulon ressemble à l’attaque d’un château fort et Austerlitz à Gladiator, avec les armes à feu en plus. Ce n’est sans doute pas un hasard si les précédents films de Ridley Scott traitaient de ces époques. Malheureusement, d’un point de vue purement visuel, elles n’ont plus rien à voir avec celles de l’époque napoléonienne.

Les canons utilisés dans le film vous inspirent-ils une forme de vraisemblance ?

L’artillerie est globalement bien représentée pour une vue d’ensemble, avec le recul des canons bien marqué. Ce qui manque, c’est l’effet des munitions, avec le dévastateur ricochet du boulet, rendu inefficace à Waterloo en raison du terrain boueux. Cela est montré dans le film mais, à mon avis, insuffisamment expliqué pour les non-spécialistes car cela a été un réel handicap pour l’artillerie française et joué un rôle non négligeable. Le réalisateur parle de l’usage des boulets rouges à Toulon. Même si la flotte anglaise n’a pas attendu d’être prise au piège pour fuir la rade, l’intention est louable. Là, le raccourci de Ridley Scott est compréhensible. Peut-être aurait-il pu montrer l’effet des charges à mitraille et des premiers shrapnels à Waterloo pour insister sur l’horreur des combats qui n’est pas très bien rendue dans le film, à l’exception des étangs gelés. En revanche, le petit canon portable utilisé par les cosaques pendant la campagne de Russie est curieux. Ces unités disposaient de canons de trois livres, de petit calibre en effet mais suffisamment lourds pour devoir être tiré (et non porté) soit par des chevaux, soit par plusieurs hommes.

Qu’était cette arme avec une lunette de précision que tient un général de Wellington à Waterloo ? Était-elle vraisemblable ?

Je l’ignore. C’est une scène ridicule du film. Une arme à feu portative permettant de tirer avec précision à une si longue distance aurait probablement beaucoup intéressé Wellington. Il en aurait même équipé l’ensemble de son armée. De toute façon, je le répète, compte tenu de l’endroit où Napoléon est censé avoir planté sa tente dans le film, les Anglais auraient pu l’écraser sous les boulets toute la nuit.

Que retenez-vous, tout de même, de positif dans le film ? Les costumes ?

Un détail m’a agréablement surpris car nous ne le trouvons pas dans tous les livres d’histoire. Reprenant les écrits de Victor Hugo, beaucoup de gens pensent que Napoléon s’attendait à voir les hommes de Grouchy déboucher sur le champ de bataille de Waterloo pour emporter la décision et qu’il eut la cruelle désillusion de voir arriver les Prussiens en fin d’après-midi. Tout cela est faux. Comme le montre le film, il savait dès le matin que les hommes de Blücher approchaient. L’avant-garde arriva d’ailleurs assez tôt, peu après le début de la bataille.

Il y a également un réel effort sur les costumes. Les Français portaient bien un bicorne à Austerlitz puis un schako à la Moskova. Tout aussi véridique, le couvre-chef des Russes a changé entre les deux batailles. Les régiments de cavalerie et les uniformes anglais sont également globalement bien représentés. Naturellement, il est toujours possible de pinailler sur des détails mais cela n’a pas beaucoup d’intérêt. C’est même ce qui est le plus rageant. Comment peut-on soigner les détails des uniformes et commettre des erreurs rédhibitoires dans la reconstitution des batailles ?

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Ridley Scott avait tous les ingrédients pour faire des scènes mémorables. Je regrette de ne pas avoir vu la charge des mamelouks se briser sur les carrés français à la bataille des Pyramides, les soldats de Soult surgir de la brume sur le plateau de Pratzen lors de la bataille d’Austerlitz ou la charge de la cavalerie française contre la grande redoute russe, hérissée de canons, à la Moskowa. Ce ne sont pas des souhaits d’un « fan de Napoléon », comme se plaisent à le répéter les défenseurs du film pour répondre à leurs détracteurs.

Ridley Scott aurait pu profiter de la bataille de la Moskova pour montrer les dissensions entre l’Empereur et le maréchal Davout, ce dernier étant partisan d’un mouvement tournant pour éviter la boucherie d’un choc frontal contre des positions défensives bien préparées, ce qu'a été la bataille. Il aurait également pu faire allusion au mépris qu’il avait, à tort, pour les soldats prussiens et comment il s'est trompé lourdement sur les choix de Blücher lors de la campagne de 1815. Car oui, aussi grand qu'ont été ses talents militaires, Napoléon a commis des erreurs, parfois lourdes de conséquences. Le réalisateur avait parfaitement le droit de faire un film à charge contre Napoléon à condition de le réussir et de donner du plaisir au spectateur.

QOSHE - "Ridley Scott échoue à montrer l’angoisse du fantassin" : "Napoléon" vu par un spécialiste d'histoire militaire - Etienne Campion
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"Ridley Scott échoue à montrer l’angoisse du fantassin" : "Napoléon" vu par un spécialiste d'histoire militaire

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30.11.2023

Frédéric Naulet est docteur en histoire, spécialiste de l’histoire militaire du XVIIe au XIXe siècle, auteur de plusieurs articles et ouvrages sur les campagnes napoléoniennes (Iéna, Eylau, Friedland, Wagram et Leipzig chez Economica). Pour Marianne, il livre son analyse sur la représentation des batailles dans le film Napoléon de Ridley Scott.

Marianne : Que vous a inspiré la mise en scène des batailles de Napoléon ? Cinématographiquement et historiquement ?

Frédéric Naulet :Beaucoup de déception, d’autant plus que j’avais apprécié la bataille dans Gladiator. Il est toujours possible de critiquer des détails mais Ridley Scott emmenait le spectateur au cœur d’un combat spectaculaire, montrant l’horreur d’un corps à corps. Malheureusement, même si la violence est un élément commun, les batailles de l’Antiquité romaine ne ressemblent pas à celles de l’époque napoléonienne. Dans son interview au Times, Ridley Scott a dit « qu’il n’avait pas eu besoin d’historiens pour faire son film », ce qui se voit.

Et n’en déplaise à son conseiller historique, les détails n’en sont plus lorsqu’ils ne vous plongent pas au cœur d’une époque ou vous sortent de l’action, vous laissant simple spectateur de soldats et de cavaliers se déplaçant dans tous les sens, sans ordre. La manière de tourner les batailles m’a rappelé celles des films des années cinquante, à l’exemple du Napoléon de Sacha Guitry. Il faut du bruit, de la fumée et faire courir les figurants pour prouver qu’ils sont nombreux.

Depuis, le cinéma, surtout anglo-saxon, a fait de gros progrès dans le réalisme, sans sacrifier le côté spectaculaire, en témoigne les scènes de combats dans Barry Lindon (1975), Gettysburg (1993), du débarquement dans Il faut sauver le soldat Ryan (1998), des séries britanniques Guerre et paix (2016), avec une très belle charge de hussards russes, et de La foire des vanités (2018), avec une intéressante reconstitution des carrés anglais à Waterloo, avec beaucoup moins de moyens. Là encore, des critiques sont toujours possibles mais le souci du détail est présent.

Qu'est-ce qu'il manque dans ces scènes de bataille ?

À aucun moment, Ridley Scott ne montre l’angoisse du fantassin qui doit parcourir mille mètres en marchant (et non en courant), d’abord sous le feu de l’artillerie qui emporte des files entières, puis dans les deux cents derniers mètres sous le feu de l’infanterie. Nous voyons bien des officiers français ordonnant à leurs soldats de serrer les rangs, mais c’est très furtif. Il ne montre pas non plus la peur du fantassin anglais dans son carré, sentant le sol trembler sous le pas des chevaux ennemis, avant de les voir surgir à très courte distance. La seule scène échappant à cette critique est celle des étangs gelés à Austerlitz. Même si elle a été anecdotique dans le déroulement de la bataille, elle reste un moment emblématique de cet affrontement.

Les scènes ne reflètent pas l’ampleur des batailles de cette époque. Ridley Scott résume Austerlitz à un combat autour d’un village (probablement Telnitz, un point clé du dispositif français), alors que le champ de bataille couvrait un espace d’une centaine de kilomètres carrés sur lequel environ 160 000 hommes s’affrontèrent.........

© Marianne


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