Dans sa dernière note publiée le 3 février dernier, intitulée « Le refoulement aux frontières », l'Observatoire de l'immigration de la démographie (OID) souligne que malgré quelques marges de manœuvre, les possibilités de refoulement sont extrêmement limitées, en Europe. Le think tank plaide pour une évolution du droit. Le directeur de l'OID, Nicolas Pouvreau, revient avec nous sur cette étude.

Marianne : Comment distinguer frontières internes et externes de l’UE en termes d'immigration illégale ? Pourquoi Schengen complexifie-t-il la lutte contre l’immigration illégale ?

Nicolas Pouvreau : Cette différenciation singulière est issue du droit de l'Union européenne, en particulier de l’accord et de la convention de Schengen, qui distinguent de manière formelle les « frontières extérieures des États membres » (comprendre les frontières extérieures de l'Union) et les « frontières communes aux États membres » (à savoir les frontières intérieures de l’UE, séparant les pays qui la composent).

Or ces deux types de frontières impliquent des obligations contradictoires en matière de protection contre l'immigration irrégulière. Lesdits États membres ont l'obligation de « garder » les frontières extérieures de l’Union en s’opposant à l’entrée illégale de ressortissants de pays tiers, tandis qu’il leur est interdit en principe de contrôler les passages aux frontières « intérieures » avec un autre État membre.

A LIRE AUSSI : "Plus d'immigration contre la baisse de la population : le fatalisme aveugle de l'Institut Montaigne"

Les conséquences de telles entraves sur la lutte contre l’immigration illégale apparaissent aujourd’hui évidentes : un étranger en situation irrégulière sur le sol européen dispose de facto de facilités majeures pour circuler d’un pays membre de l’UE à l’autre, en franchissant les « frontières » intérieures de l’espace Schengen sans risquer d’être soumis à aucun contrôle lors de ces passages.

Qu’est-ce que la directive « retour », qui complexifie la mise en œuvre des reconduites aux frontières par les États ?

Au-delà de leur circulation facile dans l’UE, les étrangers en situation irrégulière bénéficient de garanties étendues quant aux normes et procédures que les États membres doivent appliquer pour organiser leur éventuel éloignement, prévues dans ce qu’il est convenu d’appeler la « directive retour » adoptée en 2008. Ces règles imposent aux pays européens souhaitant prendre des décisions de retour forcé un ensemble lourd de contraintes, lesquelles entravent fortement la possibilité et l’effectivité de telles mesures.

Les États sont par exemple tenus de laisser un délai à l'immigrant pour un départ volontaire, l'éloignement forcé ne pouvant intervenir qu'à l'issue de ce délai. Si des mesures coercitives sont finalement prises pour procéder à cet éloignement, elles ne doivent être émises qu’en « dernier ressort » et la phase de rétention administrative préalable au renvoi doit obéir à des conditions strictes. L'éloignement doit être reporté en cas de recours contre la décision d'éloignement, étant par ailleurs acté que l’étranger en situation irrégulière se voit garantir gratuitement un conseil et une représentation juridiques, ainsi qu’une assistance linguistique. D’autres impératifs procéduraux sont aussi fixés : décisions écrites motivées – avec traduction le cas échéant –, fourniture des soins médicaux, scolarisation des mineurs…

Le principe de non-refoulement en Europe est-il vraiment absolu ? Des États européens ont déjà fait preuve de fermeté migratoire…

La « directive retour » prévoit une poignée d’exceptions à ses propres dispositions, permettant que les États puissent refuser l’accès de leur territoire à des individus interceptés directement aux frontières extérieures de l’UE ou ayant fait l'objet d'une décision de refus d'entrée à ces mêmes frontières. Mais la CJUE a récemment confirmé que cette possibilité ne saurait être étendue aux migrants interceptés aux frontières intérieures, qui bénéficient de toutes les garanties de la « directive retour ».

A LIRE AUSSI : "Il n’y a jamais eu autant d’immigration sur la période récente que sous Emmanuel Macron"

Un autre cas particulier concerne les étrangers « faisant l’objet d’une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour, conformément au droit national, ou faisant l’objet de procédures d’extradition », mais les droits nationaux réservent généralement l’application de cette exception aux auteurs de crimes et délits graves.

Les États ayant été conduits à faire preuve de fermeté dans leur politique de contrôle des frontières sont d’abord et avant tout ceux qui gardent les frontières extérieures de l’Union du fait de leur position géographique. C’est par exemple le cas de la Hongrie, membre à part entière de l’espace Schengen, qui a fait ériger une clôture renforcée de 175 kilomètres à sa frontière sud – située sur la « route des Balkans » empruntée par les immigrants illégaux vers l’UE – mais aussi de la Grèce ou de la Pologne.

Comment mettre en place une meilleure protection des frontières contre l’immigration illégale ?

Un premier axe de travail consisterait à mieux exploiter les marges de manœuvre existantes, en renforçant la protection concrète des frontières extérieures de l’Union afin de faire obstacle à l’entrée des immigrants illégaux. Il s’agirait notamment d’investir en hommes et en matériel pour rendre ces frontières plus étanches.

Cette approche pourrait être déclinée aux frontières maritimes, mais dans une certaine mesure seulement, compte tenu de l’obligation d’assistance en mer consacrée par les traités internationaux. Une voie utile serait d’obtenir une coopération plus efficace des pays de d��part, afin qu'ils procèdent eux-mêmes à l’arrêt des embarcations d’immigrés illégaux en vue de les ramener à leur port initial. Plutôt que de chercher à procéder à des « interceptions » proprement dites, le rôle des gardes-côtes européens devrait essentiellement consister à empêcher le passage des bateaux de passeurs, quitte à faire un usage proportionné de la force – ce qui implique un soutien politique décidé en ce sens.

A LIRE AUSSI : Immigration en France : comment déchiffrer les chiffres ?

Mais il s’agirait là de solutions à portée limitée. Une reprise complète du contrôle démocratique sur la protection des frontières ne saurait faire l’économie d’une profonde évolution du droit de l’Union européenne, afin de lever les différents obstacles que j’ai mentionnés précédemment. Si cette évolution n’était pas effective, il serait important que les États membres réaffirment leur compétence exclusive en matière de protection de l'ordre public, telle que sanctuarisée par l'article 4 §2 du traité sur l'Union européenne qui stipule que « l’Union respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »

Il apparaîtrait donc légitime au regard des traités que les États choisissent d’ignorer des dispositions du droit de l'Union lorsque celles-ci font obstacle à ce qu’ils assurent leur intégrité territoriale et maintiennent l'ordre public. La crise aiguë de l’immigration illégale dans laquelle l’Europe est plongée depuis au moins une décennie semble tout à fait correspondre à ce type de situation.

QOSHE - "Un contrôle démocratique des frontières est impossible sans une évolution du droit européen" - Etienne Campion
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

"Un contrôle démocratique des frontières est impossible sans une évolution du droit européen"

11 1
16.02.2024

Dans sa dernière note publiée le 3 février dernier, intitulée « Le refoulement aux frontières », l'Observatoire de l'immigration de la démographie (OID) souligne que malgré quelques marges de manœuvre, les possibilités de refoulement sont extrêmement limitées, en Europe. Le think tank plaide pour une évolution du droit. Le directeur de l'OID, Nicolas Pouvreau, revient avec nous sur cette étude.

Marianne : Comment distinguer frontières internes et externes de l’UE en termes d'immigration illégale ? Pourquoi Schengen complexifie-t-il la lutte contre l’immigration illégale ?

Nicolas Pouvreau : Cette différenciation singulière est issue du droit de l'Union européenne, en particulier de l’accord et de la convention de Schengen, qui distinguent de manière formelle les « frontières extérieures des États membres » (comprendre les frontières extérieures de l'Union) et les « frontières communes aux États membres » (à savoir les frontières intérieures de l’UE, séparant les pays qui la composent).

Or ces deux types de frontières impliquent des obligations contradictoires en matière de protection contre l'immigration irrégulière. Lesdits États membres ont l'obligation de « garder » les frontières extérieures de l’Union en s’opposant à l’entrée illégale de ressortissants de pays tiers, tandis qu’il leur est interdit en principe de contrôler les passages aux frontières « intérieures » avec un autre État membre.

A LIRE AUSSI : "Plus d'immigration contre la baisse de la population : le fatalisme aveugle de l'Institut Montaigne"

Les conséquences de telles entraves sur la lutte contre l’immigration illégale apparaissent aujourd’hui évidentes : un étranger en situation irrégulière sur le sol européen dispose de facto de facilités majeures pour circuler d’un pays membre de l’UE à l’autre, en franchissant les « frontières »........

© Marianne


Get it on Google Play