Marianne : Le Conseil de sécurité de l'ONU adopte pour la première fois une résolution exigeant un « cessez-le-feu immédiat », ce 25 mars. Qu’est-ce que cela vous inspire-t-il ?

Ghassan Salamé :Cette résolution arrive avec six mois de retard. Mieux vaut tard que jamais mais la preuve est faite, sur Gaza, comme sur l’Ukraine et sur bien d’autres sujets, que la tension entre les grandes puissances paralyse le Conseil qui est pourtant la pièce maîtresse du système onusien en matière de paix et de sécurité. Sur Gaza en particulier, l’abstention au vote des États-Unis marque un premier signe de désolidarisation américaine avec le gouvernement israélien actuel et c’est son enseignement le plus notable même s’il est symbolique car Washington n’a guère mis fin à son soutien militaire et financier au gouvernement israélien qui, pour sa part, a considéré, dans un propos extravagant, que l'ONU, en adoptant cette résolution se montrait antisémite.

Que vous inspire la récente « escalade » du Président français sur le possible « envoi des troupes » en Ukraine ?

Je ne peux que spéculer car les données préalables de cette déclaration restent largement inconnues. Je pense que l’objectif recherché était d’affirmer que, après le tarissement relatif du soutien américain à l’Ukraine du fait des réticences du Congrès, l’Europe persistait dans son soutien et pourrait même aller plus loin. La déclaration aurait néanmoins gagné à être faite après une concertation multilatérale avec les autres Européens qui, en y réagissant négativement et sur-le-champ, ont affaibli plutôt que renforcé la position ukrainienne.

Vous avez écrit La tentation de Mars avant la guerre en Ukraine et à Gaza. Avez-vous eu l'impression d'être rattrapé par la réalité ?

La vérité est que lorsque j’ai entamé l’écriture de ce livre il y a trois ou quatre ans, j'utilisais volontiers le mode futur en prédisant une explosion au Proche-Orient, une reprise des opérations militaires russes ou encore une tension accrue en mer de Chine. L’actualité m’a imposé une altération de grammaire et je suis ainsi passé du futur au présent. Le fait est que, me fondant sur quelques critères comme le reflux démocratique, l’essoufflement de la mondialisation ou le recours de plus en plus fréquent à la force hors de toute légalité, je sentais que la guerre s’insérait de plus en plus intensément dans le tissu international.

Paix kantienne, doux commerce, « fin de l’histoire » sont des horizons qui se dissipent, écrivez-vous, en postulant une « tentation de Mars ». Le libéralisme économique ne s’accompagne donc pas de la paix ?

« Trade but don’t invade » est la boussole du libéralisme. Pourtant on avait bien vu que l’interdépendance économique alors en pleine floraison n’avait guère permis d’éviter de nombreux conflits à commencer par la Première Guerre mondiale. Le libéralisme accorde sans doute trop d’importance au concept de l’intérêt bien compris et à la rationalité présumée des États. Il exclut trop vite les passions, les émotions et les idéologies.

Intégrez-vous le populisme à cette « tentation de Mars » ?

Le populisme est au politique ce que la dérégulation est à l’économie : une marginalisation des normes et des institutions ; en ce sens oui, le populisme est plus porteur de conflictualité que la représentation politique traditionnelle. Regardez Poutine, Erdogan, et sans doute bientôt Modi ou Maduro.

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Qu’entendez-vous par « dérive culturaliste » ?

Je constate que Huntington a remporté un beau succès post-mortem si des dirigeants comme Xi ou Poutine se mettent à justifier leurs choix politiques en sollicitant des arguments culturels et civilisationnels. En Occident, les courants identitaires et le woke n’en font pas moins. C’est là à mes yeux une dérive parce que je maintiens, depuis un débat célèbre qui m’a opposé à Huntington en 1994 et de nouveau en 2014, que les civilisations sont des références poétiques et idéologiques mais pas du tout des acteurs du jeu international. Elles n’ont ni appareils ni budgets, ni armes ni armées pour se faire la guerre. Le « choc des civilisations » est un cliché peut-être sexy mais tout à fait fallacieux. C’est un cri de guerre mais pas une réalité vérifiée.

En quoi l’Amérique est-elle dans un « irrésistible penchant hégémonique » ?

Quand vous disposez d’un marteau vous voyez partout des clous. Le marteau américain est de loin le plus grand et la tendance à l'employer une réaction pavlovienne. Je date la dérégulation actuelle de la force à l'invasion américaine de l’Irak en 2003 sous des prétextes les uns plus mensongers que les autres. C’est le péché originel de la phase actuelle d’autant plus grave qu’il avait été commis par la puissance qui avait joué après 1945 le rôle principal dans l’établissement de l’ordre global.

La Russie, de fait, symbolise on ne peut mieux ce retour de la guerre. Comment cela s’est-il produit ?

D’abord par émulation de l’Amérique. « Si Washington peut tourner le dos au droit pourquoi pas nous ? » Ensuite parce que Poutine a lié son autoritarisme au rétablissement, même partiel, de l’empire ou du moins de statut de grande puissance. Son expansionnisme est l’autre face de son autoritarisme. L’expansion déterminée de l’Otan vers l’Est a été néanmoins une source d’animosité envers l’Occident de l’ensemble de la classe dirigeante russe – même sous Eltsine.

La Chine est, dites-vous, l’archétype de la nation souverainiste ?

La Chine a une ligne absolument intergouvernementale et est donc suspicieuse de tout discours sur des normes ou des valeurs à prétention universelle où elle perçoit un interventionnisme occidental sournois. Le PCC a besoin de cette espèce de théologie pour légitimer son pouvoir sans partage. Le dilemme chinois est de marier un enthousiasme pour l’interdépendance économique si profitable avec un souci sourcilleux de l’indépendance politique. Pas facile à maintenir.

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À qui profitera la révolution technologique ?

Elle a commencé par profiter à vous et à moi mais avec les systèmes de surveillance accrus et l'ouverture du champ de la cyberguerre, elle est plus bénéfique aux pouvoirs en place qu’au quidam.

Que vous inspire la situation catastrophique de votre pays, le Liban, en proie au délitement de l’État et au Hezbollah ? Quelles sont les conditions d’un sursaut du pays ?

Le Liban s’est doté d’une structure étatique molle qui paraît parfois fantomatique, laissant ainsi la place à des entités extra-étatiques et à de constantes ingérences extérieures pour décider de son sort. Le Hezbollah s’est inscrit fortement dans cette logique depuis plus de quarante ans mais il n’est guère le premier et ne sera sans doute pas le dernier. Pour remédier à cette faiblesse comme congénitale du pays, il faudrait une classe dirigeante différente de celle qui l’a gouverné depuis son indépendance et qui a enraciné en lui communautarisme et népotisme.

Un sursaut a bien suivi l’effondrement bancaire et financier de 2019 qui a ruiné la classe moyenne et délabré l’économie formelle, mais ce sursaut a été maté par une kleptocratie qui ne manque pas de moyens, y compris violents. La résilience si souvent acclamée des Libanais a été mise à mal. Elle persiste dans le particulier mais pas pour les institutions publiques plus rachitiques que jamais.

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Ghassan Salamé : "Le choc des civilisations est un cliché sexy mais tout à fait fallacieux"

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29.03.2024

Marianne : Le Conseil de sécurité de l'ONU adopte pour la première fois une résolution exigeant un « cessez-le-feu immédiat », ce 25 mars. Qu’est-ce que cela vous inspire-t-il ?

Ghassan Salamé :Cette résolution arrive avec six mois de retard. Mieux vaut tard que jamais mais la preuve est faite, sur Gaza, comme sur l’Ukraine et sur bien d’autres sujets, que la tension entre les grandes puissances paralyse le Conseil qui est pourtant la pièce maîtresse du système onusien en matière de paix et de sécurité. Sur Gaza en particulier, l’abstention au vote des États-Unis marque un premier signe de désolidarisation américaine avec le gouvernement israélien actuel et c’est son enseignement le plus notable même s’il est symbolique car Washington n’a guère mis fin à son soutien militaire et financier au gouvernement israélien qui, pour sa part, a considéré, dans un propos extravagant, que l'ONU, en adoptant cette résolution se montrait antisémite.

Que vous inspire la récente « escalade » du Président français sur le possible « envoi des troupes » en Ukraine ?

Je ne peux que spéculer car les données préalables de cette déclaration restent largement inconnues. Je pense que l’objectif recherché était d’affirmer que, après le tarissement relatif du soutien américain à l’Ukraine du fait des réticences du Congrès, l’Europe persistait dans son soutien et pourrait même aller plus loin. La déclaration aurait néanmoins gagné à être faite après une concertation multilatérale avec les autres Européens qui, en y réagissant négativement et sur-le-champ, ont affaibli plutôt que renforcé la position ukrainienne.

Vous avez écrit La tentation de Mars avant la guerre en Ukraine et à Gaza. Avez-vous eu l'impression d'être rattrapé par la réalité ?

La vérité est que lorsque j’ai entamé l’écriture de ce livre il y a trois ou quatre ans, j'utilisais volontiers le........

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